Entrée d’une sculpture de Filippo Parodi (Italie, 1630–1702) au musée de Cleveland
Le musée américain enrichit ses collections d’art baroque italien avec la magnifique sculpture figurant un Enfant Jésus endormi signée par Filippo Parodi, artiste génois majeur, fortement influencé par le français Pierre Puget.
L’œuvre, passée aux enchères en mars 2017 dans une vacation du département Mobilier et Objets d’art d’Artcurial et expertisée par le cabinet Sculpture & Collection, trouve, après avoir été remarquablement nettoyée, une place de choix dans la Reid Gallery (217) du musée, en dialogue avec le retable du Crucifiement de saint André par Caravage et le Jeune Garçon buvant d’Annibale Carrache.
Enfant Jésus endormi, c. 1675. marbre; 63 x 102 x 42 cm. The Cleveland Museum of Art, Bequest of Leonard C. Hanna Jr. créditphotographique@ Cleveland Museum of Art
Cette sculpture, non localisée pendant plus d’un siècle et demi par la sphère scientifique, est une œuvre majeure du célèbre artiste génois du XVIIème siècle, Filippo Parodi. Fils de charpentier, il apprit à maîtriser toute la haute technicité du travail du marbre lors de deux séjours à Rome de 1661 à 1667, puis au début des années 1670. Il y fut, d’après des sources anciennes non attestées, formé dans l’atelier de Gian-Lorenzo Bernini (1598-1680) ou du moins dans celui d’Ercole Ferrata (1610-1686). Il fut également fortement influencé par le génie du sculpteur Pierre Puget (1620 -1694). L’artiste français séjourna en effet à Gênes de 1661 à 1668 et Parodi eût l’occasion d’observer son travail lors de nombreuses commandes communes.
Toute la virtuosité de son art se déploie dans cet imposant bloc de marbre aux contours irréguliers représentant une vision personnelle de la Nativité. Si les influences du Bernin et de Puget sont bien présentes, l’écriture particulière et la maestria de Parodi légitiment à travers ce chef-d’œuvre la place considérable qu’occupa l’artiste génois au tournant des XVIIème et XVIIIème siècle dans la diffusion du baroque romain en Ligurie.
En reprenant dans sa composition l’archétype antique du Cupidon endormi, l’artiste présente l’Enfant Jésus allongé sur un vaste drapé dont les plis à la fois amples et anguleux synthétisent les influences du maître du baroque romain et les particularismes du style de Puget. Sous ce drapé enveloppant, voluptueux et protecteur, quelques épis de blé et brins de paille s’échappent et viennent avec pudeur évoquer la précarité de la crèche de Bethléem. Parodi réinterprète ici le thème de l’Enfant endormi, thème cher à la tradition picturale locale, ainsi que le dépeignent les peintres Giovanni Benedetto Castiglione (1609-1664) ou Valerio Castello (1624-1659). Alors que cette scène est sans doute une préfiguration de la Passion, il y évacue toute idée de morbidité : dans une attitude de confiance absolue – bras écartés, mains ouvertes, une paume tournée vers le ciel – l’enfant Jésus, nous est présenté abandonné dans un sommeil profond et apaisé. Les chairs potelées du nourrisson sont représentées avec une tendresse sincère et un naturalisme discret, le petit corps endormi se confondant et semblant naitre des plis du drapé. Le calme de l’expression de son visage – dont les lèvres très ourlées et le nez légèrement retroussé sont une constante dans l’œuvre de Parodi – illustre avec justesse et dévotion l’idée de la béatitude. Le bras gauche et les deux jambes s’alignent dans un beau parallélisme, qui contraste avec la position du bras droit. Ce dernier, plié, semble pendre lourdement, accentuant le sentiment d’abandon de l’Enfant roi, serein dans l’impénétrable léthargie du sommeil du juste. Au-delà du terrible épisode de sa Passion, le nimbe qui couronne sa petite tête de poupon prédit déjà sa victorieuse résurrection.
Cette thématique de l’humanisation du Christ dans un contexte plus global de Préfiguration de la Passion, ainsi que la composition générale et le rendu obtenu, font écho à un petit groupe d’œuvres que l’artiste réalisa au début des années 1680. Il s’agit, comme le rappelle l’auteur Carlo Milano, des quatre sculptures du Christ mort réalisées respectivement, pour l’église San Luca di Genova et des Carmélites de Santa Teresa di Savona – toutes deux réalisées en bois polychromé – et des deux marbres, l’un exécuté pour l’hôpital de San Carlo Voltri, et l’autre, pour la basilique de Santa Giustina à Padoue.
A l’instar du Cristo morto qui fut commandé vers 1680-1681 par l’un des membres de la puissante famille Spinola, cette œuvre fut probablement exécutée à la demande d’une autre famille dirigeante de la République génoise, la famille Durazzo. C’est en tout cas dans la plus importante de ses résidences, le Palazzo Reale, ancien palais Balbi racheté par Eugenio Durazzo (1630-1705) en 1677, au faîte de la puissance de cette famille, que l’œuvre est attestée en 1767. Il est probable qu’Eugenio Durazzo, qui avait fait appel à Parodi en même temps que l’architecte Carlo Fontana (1638-1714) pour transformer le palais selon la mode romaine, lui ait commandé cette œuvre. Pour une autre sculpture de l’artiste, représentant un Christ à la colonne ( fig.3 , dimensions 90 x 43 x 22 cm, conservé au Palazzo Reale de Gênes) et attestée en 1677 dans la chapelle privée du palais, il est généralement admis qu’elle a été commandée vers 1677 -1680 par Eugenio ou son épouse.
Après avoir été conservé jusqu’au début du XIXème siècle dans la famille Durazzo, l’Enfant Jésus endormi passa dans les mains de la famille Serra, sans doute grâce à un jeu d’alliances matrimoniales.
Il fut en effet conservé dans les collections du marquis Gerolamo-Serra (1761-1837), grand homme politique défenseur de l’indépendance de Gênes et auteur d’une volumineuse histoire de la Ville-Etat publiée en 1834. Après sa mort en 1837, l’œuvre fut vendue par ses descendants puis rachetée en 1844 par le grand amateur d’art belge, le vicomte Charles Hippolyte Vilain XIIII (1796-1873). Ce diplomate et membre du congrès national, longtemps en poste, en tant qu’ambassadeur, en Italie, offrit la possibilité au public de découvrir cette sculpture remarquable lors d’une exposition tenue à Bruxelles en 1855. La localisation de cette œuvre semble ensuite avoir été perdue, jusqu’à ce que l’historien Carlo Milano ne la découvre et que ses propriétaires consentent, avec raison, à la présenter, dans son lieu d’origine, à l’exposition tenue en 2004 au Palazzo Reale.
L’Enfant Jésus endormi pose un jalon des plus importants dans la carrière de Parodi. Sa datation, autour des années 1680 marque une véritable transition entre une production encore pétrie des influences des grands maitres baroques, et un style propre, fougueux et plus indépendant.