Etienne-Maurice Falconet (1716-1791)
La Chasse et la Pêche
Modèles originaux créés pour la manufacture de Sèvres en 1758
Deux sculptures de décor de parc en pierre formant pendants
Signé et daté « F. Fyt 1780 » sur la Pêche
Manques, accidents et usures liés à une exposition longue en extérieur
H. 190 x L. 160 cm chacune
Provenance : vers 1922, « Villa fantasia » dite aussi « Villa Longemer » à Eze (06), propriété d’Anastasia Mikhaïlovna de Russie (1860-1922), épouse du Grand-Duc Frédéric-François de Mecklembourg-Schwerin (1851-1897) ; Collection Antenor Patino (1896-1982) ; Vente Maîtres Ader, Picard et Tajan, 14 juin 1977, lot 54 ; Après 1977, château de Rubelles (77) ; Vente Maîtres Rabourdin et Choppin de Janvry, 12 juillet 1993, lot 62 ; Depuis, collection particulière, domaine de Sandricourt (60)
Estimate : 80 000 / 100 000 €
Hammer Price :
N° de lot : 252
-Emile Bourgeois, Le biscuit de Sèvres au XVIIIe siècle, tome 1, Historique, Paris, Goupil & Cie, éditeurs imprimeurs, 1909, p. 49 et suiv ;
- Louis Réau, Étienne-Maurice Falconet (1716-1791), Paris, Demotte, 1922 ;
-Les œuvres de la Manufacture Nationale de Sèvres, Tome I : La sculpture de 1738 à 1815, modèle répertorié sous le n° 512 ;
- Diderot et l'art de Boucher à David : Les Salons, 1759 - 1781, cat. exp. tenue à Paris, Hôtel de la Monnaie du 5 octobre 1984 - 6 janvier 1985, Paris, Réunion des musées nationaux, 1984, ill. 125, p. 437-438 ;
-Georges Levitine, The sculpture of Falconet, New York Graphic Society, 1974, modèle illustré p. 59, p. 43 ;
-Pinot de Villechenon, Falconet à Sèvres ou L'art de plaire : 1757-1766, cat. Expo tenue à Sèvres du 6 novembre 2001- 4 février 2002, Paris, Réunion des musées nationaux, 2001 ;
-Martial Guédron, Le « beau réel » selon Etienne-Maurice Falconet, in Dix-Huitième Siècle, n°38, 2006, p. 629-641 ;
-Jan Blanc, « Voir sans se faire entendre : l'Amour menaçant d'Etienne–Maurice Falconet », in Beyer, A. & Le Bon, L. (Ed.), Silence = Schweigen : über die stumme Praxis der Kunst, Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2015, p.119-132 ;
-Ss dir. T. Préaud et G. Scherf, La Manufacture des Lumières. La sculpture à Sèvres de Louis XV à la Révolution, Cat. Exp. tenu du 16 septembre 2015 au 18 janvier 2016, édition Faton, 2016 ;
-Émilie Chedeville, « Sculpture, liturgie, illusion : l’Annonciation de Falconet à Saint-Roch (1760) », in Jean-Marc Vercruysse (éd.), L’Ange Gabriel interprète et messager, Arras, Artois Presses Université,« Graphè » 28, 2019, p. 113-135 ;
-Guilhem Scherf, « UNE ŒUVRE INÉDITE DE FALCONET RÉAPPARAÎT », Grande Galerie - Le Journal du Louvre, no 55, été 2021, p. 30-31 ;
-Renata Gravina, « L’Épiphanie de bronze de Pierre le Grand : Étienne Falconet, Denis Diderot et les “professions de foi” comme “labyrinthe de l’art” », in Storia del Mondo, n°93, Società Internazionale per lo Studio dell’Adriatico nell’Età Medievale, 2021 ;
-Hugo Tardy, « L’atelier d’Étienne-Maurice Falconet à Saint-Pétersbourg : lieu de rencontres dans la Russie de Catherine II », in Nordiques, 45, 2023.
Œuvres en rapport :
-Etienne-Maurice Falconet, La Chasse, modèle en plâtre, dim. 22,5 x 35 cm, Sèvres, musée national de la Céramique, inv. casier 306 ;
-Etienne-Maurice Falconet d’après François Boucher, La Pêche, modèle de 1758, pièce de décoration centrale de table en porcelaine de Sèvres, 1895, H. 28,5 cm, Saint-Pétersbourg, musée de l’Hermitage, n°inv. ЗФ-21904 ;
– Etienne-Maurice Falconet d’après François Boucher, La Chasse, modèle de 1758, pièce de décoration centrale de table en porcelaine de Sèvres, 1895, H. 27,5 cm, Saint-Pétersbourg, musée de l’Hermitage, n°inv. ЗФ-21905.
Introduction :
Ces deux spectaculaires groupes en pierre destinés initialement à l’ornement d’un parc ont été exécutés par le célèbre sculpteur Étienne-Maurice Falconet (1716-1791). Dans un style alliant les derniers soubresauts du Rococo et les frémissements d’un néoclassicisme assagi, ces allégories de la Chasse et de la Pêche ont été achevées, comme l’indique la date inscrite sur l’un des deux, en 1780, peu après le retour de l’artiste de son séjour de douze ans en Russie. Les sculptures ont été réalisées à une échelle monumentale d’après des modèles pensés pour la manufacture de Sèvres une vingtaine d’années plus tôt, en 1758. Ces deux sculptures n’étaient pas répertoriées dans l’ouvrage de référence de l’artiste, publié en 1922 par le spécialiste Louis Réau (1881-1961). Un tapuscrit non daté, titré « Deux chefs-d’œuvre de Falconet : la chasse et la pêche » rédigé postérieurement par cet historien de l’art et précieusement conservé à la documentation du musée du Louvre, confirme officiellement la paternité de ces œuvres monumentales à l’artiste.
Deux sujets allégoriques : la Chasse et la Pêche
Sculptés en pierre, les deux groupes présentent les allégories de la chasse et la pêche, deux sujets privilégiés dans les décors princiers depuis le Moyen Âge et encore très en vogue au XVIIIème siècle en raison de leur symbolique de domination et d’orchestration de la nature au service d’une rhétorique du pouvoir.
Le groupe de la Chasse est composé de deux nymphes accompagnées d’un putto tenant un carquois, tous trois se reposant sur un socle rocheux irrégulier, un chevreuil étendu à leurs côtés. Têtes-bêches, les deux jeunes femmes légèrement vêtues de drapés à l’antique conversent dans une attitude alanguie et sensuelle. Dans le groupe de la Pêche, une nymphe tire encore un filet de l’eau, tandis qu’une autre agenouillée récupère un poisson des mains d’un putto pour le déposer dans un grand panier en osier déjà bien rempli. Un autre putto tient jalousement un gros poisson dans ses bras, ses pieds dépassant du rocher et donnant l’illusion qu’il surplombe l’eau.
Des modèles conçus pour la Manufacture Royal de Sèvres en 1758
Ces œuvres reprennent à grande échelle de petits modèles que Falconet conçoit en 1758 pour la manufacture royale de Sèvres. Né à Paris en 1716 d’une famille modeste, Falconet qui s’est formé chez l’influent sculpteur Jean-Baptiste Lemoyne (1704-1778), connaît une reconnaissance progressive. Il reçoit son agrément à l’Académie en 1744 et entre à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1754 grâce à son Milon de Crotone (marbre, H. 66,8 cm, Paris, musée du Louvre, n°inv. MR1847). Repéré par l’influente Madame de Pompadour, il reçoit son soutien et exécute pour elle de nombreuses commandes, notamment L’Amour menaçant, l’une des œuvres les plus marquantes de sa carrière, exposé au Salon de 1757 (marbre, H. 91,5 cm, Paris, musée du Louvre, n°inv. RF296). Cette même année, il est nommé directeur de l’atelier de sculptures de la toute nouvelle Manufacture royale de Sèvres sur recommandation de la favorite de Louis XV. De 1757 à 1766, l’artiste y conçoit soixante-dix modèles, inspirés pour la plupart d’œuvres de François Boucher (1703-1770) figurant des scènes allégoriques ou mythologiques au style élégant et intime qui ont contribué à sa célébrité, dès cette époque et par la suite.
Ces petits groupes en biscuit de porcelaine produits par la Manufacture de Sèvres répondent principalement à la demande contemporaine d’un Art de la Table devenu grandiose. Ils constituent des éléments de complexes surtouts de table qui sont conçus comme de véritables microcosmes allégoriques et mythologiques traduisant l’idéal du luxe, du savoir et du spectacle.
Dès son accès à la direction de la manufacture, Falconet se distingue par sa première célèbre série de figurines dites « des Enfants Falconet ». Nos deux modèles se faisant pendants ont été conçus l’année suivante, en 1758, comme pièces de décoration centrale de table. Ces deux ensembles ont été complétés postérieurement par le groupe très sensuel de Léda et le Cygne pour créer un décor de table à trois « pièces ». Le spécialiste en céramique Émile Bourgeois indiquait dans son ouvrage de 1909 sur Le biscuit de Sèvres au XVIIIe siècle : « Nos deux modèles se faisant pendants ont été destinés à la décoration de la table du roi et disposés pour ce motif de façon à offrir un aspect agréable sous toutes ces faces…Les plus remarquables sont peut-être la Pêche et la Chasse, composés chacun de deux figures de femmes d’une grâce et d’un arrangement exquis ».
Parmi ses premiers modèles, la Chasse et la Pêche présentent cet agencement innovant et ce canon féminin qui définiront précisément le style de Falconet. Dans un mouvement tournant s’entremêlent les différentes figures. Les éléments sont articulés en diagonales et en contrepoints offrant de multiples angles de vue, de sorte qu’il n’y ait aucun effet « de face unique ». Ce dynamisme et cette théâtralité inspirées du baroque romain sont repris dans d’autres groupes des années 1750 et 1760, tels Hébé et l’Amour (terre cuite, H. 28,9 cm, n° inv. MNC 8871) ou Silène et les nymphes (terre cuite, 1759, H. 20,5 cm, n° inv. MNC 8003).
Nos quatre nymphes drapées à l’antique présentent par ailleurs cette anatomie gracile et juvénile, éloignée du canon traditionnel gréco-romain que Falconet a inventée l’année précédente. Son illustre Baigneuse exposée au Salon de 1757 (plâtre, H. 79 cm, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, n° inv. Н.ск-949) inaugure cette physionomie particulière : hanches étroites, poitrine haute et menue, épaules tombantes et petit visage triangulaire charmant. Tout en gardant une composition dynamique caractéristique du Rococo, Falconet invente un style plus mesuré, précurseur du néoclassicisme. L’influence de la statuaire antique y est perceptible mais réinterprétée dans une veine aimable et décorative. Les groupes de la Chasse et de la Pêche expriment clairement cet esprit galant de l’époque, alliant douceur des lignes et narration visuelle limpide. Ils illustrent aussi parfaitement « le beau réel », cette pensée philosophique et esthétique de l’artiste selon laquelle l’imitation de la nature est associée à l’exigence d’analyse et d’observation.
Falconet, un sculpteur impliqué dans des commandes monumentales
Si la date de création des modèles de la Chasse et de la Pêche est bien connue, le contexte de leur exécution est quant à lui encore entouré de mystère.
Jusqu’à présent, aucun élément d’archives n’a été retrouvé permettant d’éclaircir cette commande. Le seul indice est la signature inscrite sur le groupe de la Pêche indiquant l’année d’achèvement : « 1780 ».
Il convient de se demander pour quelle raison des œuvres monumentales exécutées en 1780 prennent-elles comme source d’inspiration des modèles créés vingt-deux ans plus tôt.
En 1780, Falconet est de retour de son long séjour en Russie. Au décès en 1764 de Madame de Pompadour, l’artiste est au faîte de sa gloire mais perd sa principale mécène. Il est alors envoyé en Russie comme sculpteur officiel auprès de Catherine II de Russie (1729-1796) sur recommandation de son ami, le philosophe Denis Diderot (1713-1784). L’impératrice lui commande une statue équestre colossale représentant Pierre le Grand, dit le Cavalier de bronze. Érigé sur un monolithe de granit, ce morceau de bravoure, œuvre majeure de l’artiste, l’occupe et l’éloigne de la France pendant plus de douze années. Le grand modèle en plâtre utilisé pour la fonte est réalisé dans son atelier russe jusqu’à son départ en 1778. Falconet supervise la plupart des étapes mais ne voit pas l’œuvre finalisée dans sa transposition en bronze. Il regagne Paris entre 1779 et 1780, après un séjour de transition aux Pays-Bas et en Italie du Nord.
Ce départ en Russie a entravé un certain nombre de grands chantiers qu’il n’achève qu’à son retour vers 1780, comme cela a sans doute été le cas pour la Chasse et la Pêche.
Si la renommée actuelle de Falconet est fondée principalement sur sa production de petits modèles pour Sèvres, la réapparition de nos deux groupes sculptés est l’occasion de rappeler que Falconet a été un talentueux concepteur d’ambitieuses commandes monumentales, raison pour laquelle il a été nommé par l’impératrice russe pour l’un des projets européens les plus ambitieux de la période.
Dans les années 1750-1760, la notoriété de Falconet s’est établie grâce à ses commandes royales, princières et religieuses. Il crée des groupes décoratifs pour les jardins et les salons aristocratiques, particulièrement pour ceux de Madame de Pompadour au château de Crécy (la Laitière, perdue mais reproduit sous forme de figurines de Sèvres, biscuit de porcelaine tendre, H. 22,4 cm, Paris, musée du Louvre, n°inv. OA 11000), au château de Bellevue (Allégorie de la Musique, 1752, marbre, H. 203 cm, Paris, musée du Louvre, n°inv. MR1963) et au château de Saint-Hubert (un bas-relief en stuc représentant la chasse aux canards, perdu). Pour Louis XV, il exécute en 1759 une Minerve ornant les jardins du château de Choisy et une figure de l’Hiver destinée à l’origine au Bosquet de plantes et fleurs d’hiver du Petit Trianon (commencée en 1763, mais emportée et achevée ensuite en Russie en 1771, marbre, H. 135 cm, Saint-Pétersbourg, n°inv. H.ck.-1875).
Il est également le créateur de différents monuments funéraires qui s’inscrivent dans la tradition néoclassique naissante où le pathétique encore baroque tend vers une expression intériorisée et morale de la mort. Exécutés dans les années 1750, les tombeaux de Madame de la Live de Jully en l’église Saint-Roch, de Guillaume François Joy de Fleury à Saint-André-des-Art et du curé de Lame en l’église Saint-Laurent ont malheureusement été détruits.
En 1753, il remporte encore l’important concours pour la décoration de l’église Saint-Roch à Paris. En véritable maître d’œuvre, il s’entoure de l’architecte Boulée, du peintre Pierre, ainsi que des sculpteurs Pajou et Huez pour répondre au projet spectaculaire de l’abbé Marduel. Falconet ne réalise pas moins de neuf statues selon un procédé scénique innovant qui permet à la scène principale du chœur, l’Annonciation, de se dérouler simultanément sur plusieurs étapes dans un effet de « tout-ensemble ». Les figures principales en marbre de la Vierge et l’ange Gabriel, hautes d’environ 2,90 m, sont surmontées d’une Gloire monumentale accompagnée de nuées de stuc doré et peint. De ce grandiose décor loué par la critique contemporaine et hélas détruit à la Révolution, ne subsistent aujourd’hui que le Christ au jardin des Oliviers et la Gloire sommitale.
Deux sculptures de décor de parc d’une grande innovation
Ses recherches innovantes et fructueuses dans la mise en scène des figures de Saint-Roch ainsi que le renouvellement progressif de son style au tournant des années 1760, trouvent écho dans nos deux groupes de la Chasse et la Pêche.
L’exécution de ces chefs-d’œuvre en pierre s’inscrit indéniablement dans un programme de décors de jardins ambitieux. Sous Louis XV, cet « Art des Jardins » connait un renouvellement marqué par le passage progressif du jardin « à la française » au jardin d’agrément plus varié, orné de fabriques, de statues et de parterres botaniques. Les principaux ensembles décoratifs du règne allient encore la rigueur héritée de Le Nôtre à une sensibilité nouvelle pour la nature et la botanique.
Les sujets imposés à Falconet sont certes traditionnels et l’idée de deux groupes se faisant pendants cherchant à structurer l’espace dans une symétrie est déjà conceptualisée sous le règne de Louis XIV. Ces choix iconographiques et structurels reflètent une quête d’ordre, de dialogue visuel et de référence à la nature ou à la mythologie qui dominent dans l’aménagement paysager du XVIIIème siècle. Mais Falconet entreprend ici d’offrir une nouvelle conception de la statuaire de jardin, concrétisation et reflet de son « Art de Plaire ».
Comparons La Chasse et la Pêche de Falconet avec une autre paire figurant les mêmes sujets réalisés par Lambert Sigisbert Adam (1700-1759) pour Louis XV avant d’être offerts à Frédéric II de Prusse pour orner le parc du château de Sans-souci à Potsdam. Quelle rupture !
Il est indéniable que notre sculpteur connaissait ces œuvres présentées aux Salons de 1739 et de 1747 et achevés en 1752 par un artiste en vogue avec qui il eut déjà l’occasion de collaborer (notamment pour le décor du château de Bellevue, sa statue de la Musique faisant pendant à la Poésie d’Adam, statue en marbre, Paris, musée du Louvre, n° inv. MR1742).
La Chasse et la Pêche d’Adam illustrent pleinement l’esprit décoratif et allégorique du Baroque français adouci, inspiré du Baroque romain. Leur composition pyramidale et le mouvement spiralé contribuent à marquer la tension dramatique d’une action en cours. Adam multiplie les axes diagonaux et les mouvements contrariés ; la composition joue sur des correspondances entre les lignes de force – diagonales opposées, figures en extension et repli simultané – produisant un rythme visuel et une tension dramatique continue.
À la verticalité, à la dramatisation et à l’urgence de l’action des œuvres d’Adam s’opposent l’horizontalité, la quiétude et la satisfaction d’une action achevée des œuvres de Falconet.
Notre sculpteur transpose ces allégories en ronde-bosse dans une veine plus intime et galante et avec le souci du décor naturel. La composition plus ramassée, avec ces figures allongées aux corps suaves, est animée par une rotation périphérique aux multiples angles de vue. Cette composition tournante est pensée pour favoriser une expressivité raffinée et une narration plus légère. L’artiste veille à la multiplication des points d’intérêt : regards croisés, gestes suspendus, torsions des corps, variations de plans. Tout concourt à faire vivre l’œuvre en harmonie avec son environnement. Le spectateur n’est plus invité à admirer un drame mais à partager, en privilégié, une scène d’intimité.
Il est intéressant de noter que cet agencement peut autant s’adapter au décor de la Table qu’à un programme de sculptures en plein air. Que l’on soit convive ou promeneur, la perception des groupes, quoique partielle, est dynamique et soignée et crée de véritables échappées visuelles poétiques qui se suffisent à elles-mêmes.
Ces deux groupes, sans doute commencés par Falconet avant son départ en Russie et achevés à son retour en 1780, sont indiscutablement les sculptures de jardin les plus innovantes de cette période de transition entre la fin du règne de Louis XV (mort en 1774) et le début de celui de Louis XVI (1754-1793). Rares œuvres monumentales de l’artiste à ne pas avoir été détruites par les affres de l’Histoire, elles révèlent le talent exceptionnel de notre artiste polymorphe dans la catégorie de la statuaire de jardin.
Provenance des œuvres et fortune critique
En 1922, les groupes en pierre de la Chasse et de la Pêche ne sont pas répertoriés dans le catalogue raisonné de référence sur Falconet (Étienne-Maurice Falconet (1716-1791), Paris, Demotte, 1922). Ils sont inconnus de son auteur, Louis Réau, jusqu’à ce que ce dernier ne découvre leur existence sur la Côte d’Azur et n’en réalise l’étude. Ce précieux texte tapuscrit, aujourd’hui conservé à la documentation du musée du Louvre, légitime officiellement la paternité de nos deux œuvres à Falconet.
Louis Réau y indique : « Quant à l’exécution, elle est d’une maitrise incomparable qui exclut l’hypothèse d’un travail d’atelier. Il suffit d’avoir regardé la pureté des lignes, la délicatesse des expressions dont la grâce corrégienne ne dégénère jamais en fadeur, l’extraordinaire habileté dans le rendu de l’épiderme des chairs et les plis des draperies qui épousent mollement les formes du corps pour se rendre compte qu’un pareil travail n’a pu être réalisé par des praticiens chargés d’agrandir mécaniquement aux proportions de la nature des petits modèles en terre cuite ou en biscuit de Sèvres. »
Concernant sa provenance, Louis Réau nous informe que les œuvres étaient conservées vers 1922 à la « Villa Fantasia » dite aussi « Villa Longemer » à Èze (06). Bien que cette villa ait été la propriété d’Anastasia Mikhaïlovna de Russie (1860-1922), nièce du Tsar Alexandre II (1818-1881) et épouse du Grand-Duc Frédéric-François de Mecklembourg-Schwerin (1851-1897), Louis Réau exclut la possibilité que les sculptures aient été exécutées pendant le séjour de l’artiste en Russie. L’ensemble des créations de cette période est particulièrement bien documenté par les correspondances de l’artiste et aucune mention de ses deux groupes n’y est faite.
Dans le même tapuscrit, Louis Réau revient également sur son opinion publiée dans son ouvrage, selon laquelle Falconet n’avait plus rien produit après son retour de Russie en 1780.
L’intérêt renouvelé pour l’artiste depuis une vingtaine d’années et les nombreuses publications ont permis d’éclairer ses activités pendant la dernière période de sa vie, de retour de Russie, avant sa crise de paralysie de 1783 et son décès en 1791.
Ses interventions s’inscrivent dans la continuité d’engagements antérieurs à la Russie comme en l’église Saint-Roch où il exécute des reprises et des finitions (notamment David et Isaïe). Il consolide aussi son rôle d’écrivain‑théoricien-philosophe : ses œuvres complètes paraissent à partir de 1781, rassemblant réflexions, notices et traductions annotées, tout en prolongeant son article « Sculpture » rédigé pour l’Encyclopédie de son ami Diderot. Dans ses écrits, Falconet revient souvent sur les défis techniques et esthétiques liés à la sculpture monumentale, notamment sur la nécessité d’harmoniser la figure sculptée avec son environnement naturel.
Nos deux groupes passés en vente publique en 1977 puis en 1993 ornaient de manière assez confidentielle des parcs de domaines français sans avoir jamais fait l’objets d’études approfondies.
Leur réapparition sur le marché de l’art est donc l’occasion de mettre un coup de projecteur sur elles : La Chasse et la Pêche sont de rares et précieux témoignages du talent de Falconet dans la sculpture monumentale et la statuaire de jardin. Selon l’opinion de Louis Réau, elles « offrent la Quintessence de son Génie et pour ainsi dire son ‘chant du cygne’ ».

