Un rare félin de Pompon

Gazette Drouot n° 33
Vendredi 26 septembre 2025
Le 4e exemplaire de La Tigresse jouant manifeste toute la singularité du travail du sculpteur animalier au travers d’un sujet peu courant dans son œuvre. Par Henri Guette.
François Pompon n’établissait pas première œuvre de sculpteur animalier, un lucane, témoigne d’un regard de proximité, d’une attention qui s’étend dans un premier temps de l’insecte à la basse-cour. C’est à l’apparition d’une oie dans un rayon de soleil, au halo qui soulignait la silhouette en mouvement, qu’il attribue le tournant de son œuvre : la simplification. En 1905, à 50 ans, l’artiste décide de se consacrer à l’art animalier et au petit format. Le développement du bronze d’édition, tout au long du XIXe siècle, témoigne de celui d’un marché de collectionneurs plus fiable pour un artiste que le circuit de la commande publique. En se liant par contrat en 1906 avec le fondeur et galeriste Adrien-Aurélien Hébrard, Pompon s’inscrit dans une période de renouvellement de la spécialité. Le succès du Livre de la jungle de Kipling, illustré à la même époque par Paul Jouve, tout comme le développement des échanges entre métropoles et colonies multiplient les sujets possibles et les manières de les traiter. Très vite, les critiques ont vu chez Pompon l’influence des bas-reliefs égyptiens ou encore l’épure de la statuaire asiatique. Les formes modernes qu’il adopte pourraient faire oublier sa formation académique du XIXe siècle et le long travail de synthèse qui l’accompagne. Praticien reconnu, il a gravi les échelons et perfectionné son art auprès de Rodin, avant de travailler pour Camille Claudel ou René de Saint-Marceaux. Il impressionne alors par la qualité de son interprétation du mouvement, sa manière de répartir la masse et de travailler les volumes. Alors que plusieurs sculpteurs, par un travail d’épure du modèle classique, cherchent à renouveler la statuaire, Pompon rencontre, en abandonnant la figure humaine, les préoccupations des avant-gardes et des générations plus jeunes – à l’image de Jean Chauvin, qui se lance dans l’abstraction en 1909 – sans pour autant les épouser. Singulier, ce « jeune vieil artiste », comme Colette le dénommait, acquiert l’autonomie de développer ses sujets sur le tard : le succès arrive alors qu’il entre dans sa soixantaine.
La patte de l’artiste
Contrairement à des sculpteurs animaliers antérieurs, à l’instar d’Antoine-Louis Barye, Pompon ne cherche pas le spectaculaire. Il ne retranscrit pas à proprement parler de scène, de combat, de ruade, mais s’attache à rendre son modèle le plus proche possible. Pratiquant peu le dessin, il part dans les champs ou dans les allées de la ménagerie du Jardin des plantes comme un peintre va sur le motif, transportant avec lui un peu d’argile contenue dans une boîte qu’il porte autour du cou. Sa méthode originale de modeler sur le vif, l’artiste l’explicitera à plusieurs reprises. Il esquisse dans un premier temps l’animal de façon réaliste « avec presque tous ses falbalas », puis commence à épurer. Ses oiseaux n’ont pas de plumes et ses bêtes n’ont pas plus de poils, tous ces détails relèvent pour lui de l’anecdote. Ce qu’il voit, c’est avant tout un mouvement auquel il s’attache à donner le plus de vérité possible. « C’est [lui] qui déter- mine la forme […] ce que j’ai essayé de rendre c’est le sens du mouvement. Au Jardin des plantes, je suis les animaux quand ils marchent. » Pompon n’est pas un naturaliste, il cherche plus qu’une anatomie exacte : une morphologie. C’est avec La Tigresse jouant que les félins apparaissent dans son œuvre à partir de 1922. Cette même année, il acquiert la reconnaissance avec la présentation de son Ours blanc au Salon d’automne. La suggestion de son ami Antoine Bourdelle de pratiquer l’agrandissement lui ouvre de nouvelles commandes, et les opportunités de présenter à l’étranger son travail se multiplient, portées par les promoteurs des arts décoratifs. Symboles de puissance, figures du lointain, les fauves, avec notamment les panthères (1924 à 1929-, et les lions Dacha et Ménélik – qu’il observe durant l’Exposition coloniale de 1931 – vont occuper les dernières années de sa vie. Leur pouvoir de fascination permet de séduire de nouveaux acheteurs. Fidèle à lui-même, Pompon représente des animaux jouant ou prêts à bondir, loin des modèles hiératiques de Jouve et dans une épure qui n’insiste pas sur la musculature ou sur la posture comme la frémissante panthère de Rembrandt Bugatti de 1907 éditée par Hébrard.
L’œil de la tigresse
La quête de la lumière dans le bronze et les changements d’échelle amènent l’artiste à entamer des collaborations avec d’autres fondeurs. Après la présentation du plâtre du Tigre (première appellation de la sculpture) au Salon des Tuileries de 1923, c’est Valsuani, dont on retrouve le cachet accompagné de la mention « cire perdue » sur notre exemplaire, que le sculpteur choisit pour fondre son œuvre. Il le juge en effet capable d’un rendu plus lisse. Très soucieux des finitions, dans lesquelles il s’investit lui-même, Pompon supervise scrupuleusement les éditions. Comme le souligne le cabinet Lacroix – Jeannest, qui a expertisé cette Tigresse jouant, la manière dont les yeux sont creusés avec soin, dont les arêtes permettent de souligner les volumes et enfin, plus subtil, la façon dont la zone d’ombre de l’animal – son ventre – contraste par un traitement plus granuleux, rugueux, portent la signature du maître. Les éditions posthumes, qu’il n’avait pas autorisées, ordonnant même la destruction des moules en sa possession, n’ont pas le même soin. D’une épreuve à l’autre, François Pompon n’hésite pas à reprendre, à remanier, et cette œuvre ne fait pas exception. Les livres de comptes de l’artiste en dénombrent quatre – même si à l’époque la numérotation n’était pas obligatoire – toutes différentes et pouvant notamment être distinguées par la longueur de la terrasse. Celle-ci, courte à l’avant et à l’arrière, semble être la dernière et la plus aboutie. Le piétement étroit par rapport à l’ampleur du mouvement arrêté du félin crée une dynamique, le geste de la patte antérieure droite projetée vers l’avant se rapportant à un jouet hors champ. La tête légèrement décrochée de l’axe du corps installe un effet de proximité. Apparu pour la dernière fois en vente à Lyon en 1971, cet exemplaire est resté dans la même famille jusqu’à aujourd’hui. Il peut être comparé à celui que conserve le musée des beaux-arts de Dijon ou encore à celui passé en vente en 2014 chez Christie’s pour 505 000 € au marteau. Le quatrième exemplaire n’est à ce jour pas localisé.
Mais les fameux livres de comptes de Pompon nous indiquent qu’il a été en premier lieu acheté dans la région de Lyon où l’artiste bourguignon (natif de Saulieu) jouissait d’un vrai succès. En 1930, il fait d’ailleurs son entrée dans les collections du musée des beaux-arts et il est mis à l’honneur par le biais d’un portrait, réalisé par Léon Schulz, à l’occasion du Salon d’automne de la ville . Dans la capitale des Gaules, il était représenté par deux galeries, Saint-Pierre et Dubly, et c’est par la seconde qu’est passé notre exemplaire, déposé par le célèbre orfèvre et dinandier Claudius Linossier. Les deux hommes étaient amis et il est clair que Linossier a présenté à Pompon un certain nombre de collectionneurs. Mise en vente par la commissaire-priseur Cécile Conan, cette Tigresse jouant éclaire encore notre connaissance de la réception de l’artiste et de ses amitiés.
A SAVOIR : Samedi 11 octobre, Lyon. Conan Belleville Hôtel d’Ainay OVV. Cabinet Lacroix – Jeannest.