Un duo d’artistes pour une aiguière dansante
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Vendredi 21 février 2025
Gazette Drouot n°7
Spectaculaire, cet ensemble d’orfèvrerie dû à Léonard Morel-Ladeuil et exécuté par Auguste Lemaire est à la fois un tour de force et l’un des fleurons du bronze d’art français du XIXe siècle. PAR CHRISTOPHE PROVOT
Au premier regard, l’effet est saisissant. Pas un centimètre n’est négligé sur cette aiguière, véritable sculpture-objet née de l’imagination de Léonard Morel-Ladeuil. Conservée dans la descendance du médailleur André Giard, elle est la parfaite illustration du goût pour l’exubérance qui prévalait sous le second Empire. C’est dans un ballet que cette aiguière puise son inspiration. Sa panse présente, en effet, dans un très haut relief, des femmes drapées et couronnées de fleurs entraînées dans une ronde, se reflétant au-dessus du plateau, où une grenouille, une vipère et un lézard sont posés autour d’un lac de nénuphars. De cette sarabande, une danseuse s’est échappée et s’accroche à l’anse ornée de tiges de roseaux torsadés. Celle-ci, dominée par une chouette aux ailes déployées, rejoint le bec verseur ciselé en forme de nénuphar et pourvu du visage d’un dieu fluvial. Au-dessous, une femme allongée et tenant des cymbales donne le rythme. Le sujet s’inspire de la « danse des Willis », extrait du ballet Giselle, composé par Adolphe Adam (1803-1856) et joué pour la première fois à Paris en 1841. Inspiré d’une légende slave, il illustre le thème de l’amour vainqueur de la mort. Un sujet éminemment romantique qui n’a donc pas épargné le domaine de l’orfèvrerie.
Léonard Morel-Ladeuil (le deuxième nom est celui de son épouse) naît à ClermontFerrand au sein d’une famille de maîtres tailleurs. À 14 ans, il se rend à Paris pour y apprendre le bronze d’art auprès de son cousin Jean-Valentin Morel (1794-1860) – auteur de la célèbre coupe Hope du musée d’Orsay – et découvre des objets inspirés de la « danse des Willis ». Devenu apprenti fondeur-ciseleur, il se forme auprès d’Antoine Vechte, puis de Jean-Jacques Feuchère. Il se fait remarquer par le comte d’Orsay et le duc de Morny, sur la recommandation desquels le gouvernement lui commande le Bouclier de l’Empire (localisation inconnue) pour le compte de Napoléon III. Si le souverain est très satisfait de cette réalisation, la profession ne goûte guère cette exclusivité et boycotte le jeune artiste, dont les créations sont systématiquement refusées. Il lui faudra attendre 1859 pour que sa carrière redémarre grâce à l’orfèvre anglais George Richards Elkington (1801-1865) qui, en vue de l’Exposition universelle de 1862, passe avec lui un contrat d’exclusivité de trois ans et le nomme directeur de sa manufacture. C’est pour Elkington que Morel-Ladeuil produit ses plus belles réalisations : le guéridon d’argent représentant Le Sommeil et Les Songes, acheté par la ville de Birmingham comme présent du mariage du prince et de la princesse de Galles, ou encore le vase Helicon (Royal Collection Trust), un surtout de table présenté à l’Exposition de Vienne en 1873 et acquis par la maison de la reine Victoria pour son jubilé d’or en 1887.
Présenté en 1855 avant le départ de Morel-Ladeuil pour l’Angleterre, le modèle de notre aiguière ne sera exécuté en bronze que vers 1860 par Auguste Lemaire – propriétaire d’un atelier de bronze d’art à Paris – avec l’aide du ciseleur Louis Deurbergue, pour la présenter à l’Exposition de 1862. À l’inverse des versions en bronze doré passées sur le marché ces dernières années (Christies’ New York en 1996, Sotheby’s Londres et Bonhams Édimbourg en 2018, Selkirk Auctioneers Saint-Louis en 2023), celle-ci présente les initiales « AL » sur plusieurs parties, laissant penser qu’elle pourrait être la version originale présentée en 1862.
A SAVOIR
Cannes, mardi 25 février. Pichon & Noudel-Deniau OV