Pietro Cipriani, bronzier virtuose du Grand Tour – Gazette Drouot
11 novembre 2022
Gazette Drouot n°40
Sophie Reyssat
Pour lord Parker, le sculpteur a réalisé la copie des bustes antiques de Geta et Plautilla, en 1722. Cette paire en est le second exemplaire connu.
La qualité exceptionnelle de ces bronzes est due à un sculpteur et fondeur installé à Florence au tout début du XVIIIe siècle, Pietro Cipriani. Son atelier a vu défiler les plus importants collectionneurs et la fine fleur de l’aristocratie, l’usage étant alors de compléter son éducation lors du Grand Tour, traversant l’Europe jusqu’en Italie, pour parfaire sa connaissance des arts et des humanités. Particulièrement épris de sculpture antique, les Anglais aimaient à revenir chez eux avec des copies de leurs modèles favoris. Si ces reproductions pouvaient être en marbre, la prédilection allait au bronze, car on considérait alors que les marbres anciens étaient euxmêmes des copies d’originaux en bronze.
Chefs-d’œuvre des Offices
Lord Parker, premier comte de Macclesfield, a respecté la tradition. Admis au barreau en 1691, il est entré au Parlement en 1705, où il a successivement été Lord Chief Justice et Lord Chancellor, avant de démissionner, en 1725, sous le coup d’accusations de corruption. Il est encore au faîte de sa gloire lorsqu’il passe commande de bronzes reproduisant les chefs-d’œuvre de la collection Médicis, qu’il a pu voir aux Offices de Florence. Les premiers à avoir retenu son attention sont un Faune dansant et une Vénus Médicis, deux marbres grandeur nature. Souhaitant s’en procurer des copies en bronze pour sa demeure familiale de Shirburn Castle, dans l’Oxfordshire, il contacte l’un des meilleurs praticiens de son époque, Massimiliano Soldani-Benzi, qui l’adresse à son disciple le plus doué : Pietro Cipriani. On sait peu de choses de cet homme talentueux, premier assistant du maître baroque – il l’aida à mouler quatre personnages pour la collection du duc de Marlborough au palais de Blenheim, en 1709 – avant de se mettre à son compte. On lui doit également d’autres bronzes coulés pour le comte de Macclesfield, et des archives mentionnent ses moulages en plâtre réalisés pour des touristes britanniques, parmi lesquels figurait l’écrivain Horace Walpole. Lord Parker est tellement satisfait du travail réalisé par Cipriani pour son premier couple de statues – acquis par le Getty de Los Angeles, en 2008 –, qu’il lui commande sans attendre la copie de deux bustes antiques bien connus des amateurs d’art, Geta et Plautilla, appartenant à la collection de Cosme III de Médicis et aujourd’hui encore conservés aux Offices. Exécutée en 1722, cette première paire demeure à ce jour en mains privées. La seconde – celle bientôt proposée à Drouot – n’a pas été commandée par le lord, mais a sans doute été réalisée quelque temps après par Cipriani, avant qu’il ne détruise ses moules. Ceux-ci ont été réalisés directement à partir des originaux, remontant au début de la dynastie des Sévères (193-235) ; ce privilège exceptionnel était accordé par le grand-duc de Toscane, sous réserve de ne pas conserver les empreintes.
La virtuosité des fondeurs florentins
La fidélité aux modèles est parfaite, les sculptures n’ayant fait l’objet d’aucune interprétation, si ce n’est dans le bronze par la ciselure en soi, elle-même parfaitement identique aux fontes de lord Parker. La main de Cipriani y est bien reconnaissable, comme le souligne l’expert Alexandre Lacroix : «Sa technique de reprise à froid, vraiment typique, est assez proche de celle des orfèvres. On la retrouve surtout dans les cheveux, les sourcils, la manière de faire les yeux. Il travaille en toutes petites touches, avec des traits parallèles pour donner du relief. Chaque mèche est détaillée par de tout petits points, et il y en a des milliers… Le blanc des yeux est travaillé en amati, qui contraste avec l’aspect immaculé des joues, du nez et des paupières. » Le regard gagne ainsi en profondeur, et les personnages prennent vie. Ces fontes anciennes à la cire perdue ont été mises en œuvre de la même manière que les bustes de lord Parker, comme en témoignent notamment les reliefs similaires à l’intérieur des bronzes. Ils sont représentatifs de la virtuosité atteinte par les fondeurs florentins à la fin du XVIIe siècle, à la suite d’une longue tradition ayant vu se succéder Lorenzo Ghiberti, Jean Bologne, Giovanni Francesco Susini, Pietro et Ferdinando Tacca, et naturellement Massimiliano Soldani. En digne héritier de plusieurs générations d’artistes, Cipriani maîtrise parfaitement la technique, donnant «des fontes très abouties, très lisses et parées de reflets, sans erreurs ou accidents, sans porosité, sans reparures tardives», ajoute l’expert.
Une tragédie antique
Une telle précision rend aussi hommage au ciseau du sculpteur antique ayant immortalisé ces personnages au destin tragique dans la fleur de leur jeunesse. Pautilla, fille de Plautien – commandant de la garde impériale et préfet du prétoire –, n’est autre que l’épouse du tristement célèbre Caracalla ; elle n’a que 14 ans lorsque son destin est lié à celui de l’empereur, en 202. Trois ans plus tard, son père, s’étant arrogé un certain nombre de titres, est accusé de complot et exécuté. Répudiée, exilée à Lipari, Pautilla le suivra dans la tombe en 212, elle aussi mise à mort, à 24 ans. À ce visage encore juvénile, le regard baissé apporte un air mélancolique, généralement choisi pour les portraits funéraires. Le second personnage a longtemps été identifié comme étant Geta, le frère cadet de Caracalla. Leur père, Septime Sévère, les a associés au pouvoir en 198, nommant l’aîné auguste et élevant Geta au rang de césar… jusqu’à son assassinat sur ordre de son frère, treize ans plus tard. Comme Plautilla, il subit la damnatio memoriae, consistant à effacer sa trace sur les monuments. Le musée des Offices donne cependant aujourd’hui une nouvelle identité au garçon : Diaduménien, fils de Macrin, devenu empereur à la mort de Caracalla, en 217. Il fut lui aussi exécuté, quand un complot renversa le trône de son père. Il n’avait que 10 ans, et fuyait vers l’Empire parthe…