Michel Taittinger, l’art comme mise en scène

Gazette Drouot n°34
Vendredi 3 octobre 2025

Producteur, journaliste et collectionneur, il a pensé son ensemble comme un scénario : plans, contrechamps et récits héroïques y trouvaient un tempo commun. Par Vanessa Schmitz-Grucker.

Héritier d’un nom qu’on associe spontanément au champagne, Michel Taittinger (1944-2024) a choisi d’autres scènes, loin des caves rémoises, pour s’affirmer : l’image, la télévision et l’art. Devenu journaliste très jeune, plume principale de Salut les copains, il s’impose dans l’univers de la pop culture nais- sante, avant de passer à la production pour Antenne 2 puis de fonder Télé 2000, maison de création audiovisuelle où il affine un lan- gage narratif singulier. Entré plus tard dans l’orbite du groupe familial, il s’y attache à « repenser la marque et ses images », fidèle à cette conviction que la communication est aussi une dramaturgie. C’est sans doute sa fille, Victoria, qui donne de lui le portrait le plus juste, évoquant un « scénographe de son existence », alliant « l’allure d’une rock star du XXe siècle à la culture d’un dandy patri- cien du XIXe ». Tout est dit ou presque de cette vie conçue comme un montage, faite de plans et de fondus enchaînés, d’icônes et de références. L’amitié avec George Harrison, les liens avec Eric Clapton, l’interview des Beatles au studio Abbey Road, en pleine effervescence de l’enregistrement d’« A Day in the life », sont autant de moments qui dépassent l’anecdote pour éclairer son rap- port à l’iconographie, à la mise en scène du réel, à l’art de cadrer un regard. Ce même sens du rythme et de l’image irrigue sa pro- duction de courts-métrages et de spots publi- citaires, ou encore sa redéfinition de l’iden- tité visuelle du groupe Taittinger. Cette tra- jectoire où la culture pop et la rigueur dandy se rejoignent trouve aujourd’hui un prolonge- ment dans la dispersion de sa collection, dont une première partie est orchestrée par la maison Osenat à Fontainebleau.

« Moteur ! »

Michel Taittinger avait conçu son intérieur comme un décor de cinéma, où chaque pièce fonctionne comme un plateau : l’entrée impose le rythme, le grand salon s’ouvre en plan large, la salle à manger, ponctuée de bronzes, joue le contrechamp, et jusque dans la salle de bains le récit s’enchaîne avec une continuité scénographique. Dans ce décor, la cavalerie joue le premier rôle : vitesse, panache, audace, semblent avoir fasciné l’homme. Édouard Detaille (1848-1912) règne en maître. Sa Dernière charge du géné- ral Lasalle à Wagram (190 x 173 cm), toile majeure exécutée en 1910 pour l’Exposition de Bruxelles (15 000/20 000 €), saisit Lasalle dans une grammaire que le peintre maîtrise comme peu : précision de l’uniforme, archi- tecture de la troupe, ardeur cinétique de la mêlée… Detaille, héritier direct de la grande tradition militaire française et disciple de Meissonier, est l’un des artistes les plus représentatifs de la peinture d’histoire sous la IIIe République. L’œuvre appartient à cette veine tardive où celui, célébré comme «peintre national», reprend les grands épi- sodes de gloire de l’armée française pour les exalter dans un langage monumental.
À ce chef-d’œuvre répond La Chevauchée 1792-1918 d’Alphonse Lalauze (1928, 195 x 130 cm), grand travelling pictural condensant plus d’un siècle de cavalerie française (10 000/ 15 000 €). Véritable fresque équestre, conçue comme un hommage aux hommes à cheval à travers le temps, la scène s’ouvre sur les figures les plus marquantes du premier Empire, avec Murat et Lasalle au premier rang, rappel d’un âge d’or napoléonien. Plus en arrière, la monarchie de Juillet et le second Empire prolongent la filiation des charges héroïques, tandis que la composition se clôt sur les soldats de la Grande Guerre, reconnaissables à leurs casques Adrian. Dans la collection Taittinger, une telle œuvre prend un sens particulier : elle reflète le regard de l’« historien autodidacte » que l’homme revendiquait être.

Une vie d’images et d’objets

Un autre fil rouge, sculpté cette fois, traverse la collection : Emmanuel Frémiet, dont Michel Taittinger possédait la quasi-intégra- lité des modèles. Ce choix n’est pas anodin. Frémiet illustre avant tout une exigence de justesse : l’observation naturaliste et la préci- sion anatomique s’allient à une mise en scène étudiée du geste et de l’attitude. Le Grand Condé, bronze à patine médaille sur sellette de marbre vert (1 500/2 000 €), occupait chez lui une place charnière : une héroïsation ramenée à l’échelle domestique, apte à dialo- guer directement avec les toiles de cavalerie. Schéhérazade (modèle 1878) introduit un exo- tisme littéraire et orientaliste (800/1 000 €), tandis que le Char de Diane (réduction Barbe- dienne, vers 1910), par la tension musculaire d’un modelé serré et des transitions d’ombres nettes, manifeste cette recherche de densité plastique qui caractérise les meilleurs bronzes de Frémiet. Le procédé de fonte Barbe- dienne se traduit ici par une finition où la cise- lure affine les détails et où la patine, appli- quée uniformément, accentue la lecture des volumes (4 000/6 000 €).
Même la brutalité figée du Gorille enlevant une femme – visage impassible de l’animal, articulation implacable des masses – traduit cette recherche d’instant décisif où l’action se cristallise (4 000/6 000 €). Frémiet offrait ainsi à Taittinger un répertoire de «points culmi- nants» de narration, une sculpture pensée comme saisie dramatique. À travers lui, Taittinger ne collectionnait pas seulement des bronzes : il affirmait une conception érudite de la sculpture comme vecteur de récit.
Le fil héroïque se boucle avec un bronze de Gustave Doré, La Défense nationale (h. 100 cm environ, 2 000/3 000 €). Conçu pour le concours de 1879 lancé par la préfecture de la Seine, et destiné à l’érection d’un monument commémorant de la défense de Paris en 1870- 1871, le projet de Doré n’a pas été retenu – le concours fut remporté par Louis-Ernest Barrias (1841-1905). Doré proposait un groupe de figures dans une ascension verti- cale, autour d’un étendard. L’œuvre n’a pas abouti à un monument parisien, mais a donné lieu à des réductions qui fixent l’esprit d’un programme : non pas la représentation d’un épisode, mais une allégorie resserrée de la Nation sous le choc. L’artiste y transpose sa science de l’illustration : diagonales lisibles, dra- peries actives, focales franches. Le cabinet convoque aussi Jean-Léon Gérôme, peintre du récit total, dont Bonaparte faisant son entrée dans les rues du Caire (fonte Barbedienne)déplace la collection vers une mise en scène du pouvoir : cortège, processions, architecture du regard (8 000/12 000 €).
Famille de haute visibilité publique, enraci- née dans l’histoire économique et politique française, les Taittinger ont fait du récit un langage. Michel en a tiré un style de collec- tion : collectionner n’était jamais accumuler mais donner une forme, fixer une dramatur- gie de l’histoire nationale et de ses images. Plus qu’un décor, il avait conçu une véritable scénographie domestique, où l’histoire dialoguait avec une résonance intime.

A SAVOIR : Samedi 18 octobre et dimanche 19 octobre, Fontainebleau. Osenat OVV. MM. Dey, de Gouvion Saint-Cyr, Lemoine, cabinet Lacroix – Jeannest.

06 octobre 2025