George Washington à nu
Gazette Drouot n°23
7 juin 2024
Quarante-huit jours de traversée, du Havre à Philadelphie, quelques jours auprès du grand homme à Mount Vernon en Virginie… et Houdon devint le statuaire le plus important de l’histoire des pères fondateurs des États-Unis.
Dans la notice nécrologique de Jean-Antoine Houdon, son gendre Raoul-Rochette insistait sur l’un des plus glorieux épisodes de la carrière de son beau-père : «La réputation dont il jouissait en Europe, à peine âgé de 36 ans, s’étendit au nouveau monde. […] Il paraît que son voyage aux États-Unis avait fait une impression profonde sur son esprit observateur. L’aspect d’un peuple libre, sage et heureux, et le plaisir de s’être trouvé près de Washington, le plus grand des hommes pour le philosophe, lui avait laissé des souvenirs qu’il se plaisait souvent à retracer dans ses dernières années, alors que tant d’autres souvenirs étaient sortis de sa mémoire.» En novembre 1784, les deux plus célèbres Américains présents à Paris, le futur président Thomas Jefferson et le scientifique et homme d’État Benjamin Franklin reçurent du parlement de Virginie la mission de choisir le sculpteur le plus digne de réaliser la statue de George Washington. La réponse de Jefferson fut sans ambiguïté en raison, selon ses dires, de la réputation inégalée de Houdon en Europe. Depuis le Salon de 1779 où le buste de Franklin avait reçu un accueil unanime, le franc-maçon fréquentait une kyrielle d’Américains auprès desquels il jouissait d’une solide estime et avec lesquels il partageait des affinités intellectuelles et philosophiques. Le portrait peint de Washington par Charles Willson Peale envoyé à Paris ne satisfaisant pas Houdon, celui-ci proposa de se rendre auprès du grand homme, accompagné par deux assistants. Lors des négociations que relate la correspondance de Jefferson, les échanges portèrent tant sur sa rémunération que sur la somme qui serait versée à la famille Houdon s’il venait à disparaître au cours de son voyage. Arrivé en compagnie de Franklin sur la terre ferme du Nouveau Monde le 14 septembre 1785, il en repartit fort heureusement sur ses deux pieds moins de trois mois plus tard. Question de costumes Comment représenter l’un des pères fondateurs d’une nouvelle nation, héros militaire de la guerre d’indépendance et futur premier président des États-Unis ? Tant d’un côté que de l’autre de l’Atlantique, l’idée d’une statue équestre fut avancée, mais écartée, au grand regret du sculpteur. Les parties débattirent tant de l’inscription qui devait figurer sur le piédestal que du choix vestimentaire le plus approprié pour une statue pédestre. Washington, bien vivant, n’était pas Voltaire et il était inenvisageable de le représenter en robe de chambre ! Ou nu ! Selon un témoignage souvent cité, Houdon aurait conçu un projet de Washington dans la tenue d’un homme de la campagne, avec des sandales et la tête couverte d’un bonnet de la Liberté, près d’une charrue. Un parti pris bucolique également écarté. La statue en pied de Washington, aujourd’hui visible dans la rotonde du Virginia State Capitol, datée de 1788 mais livrée en 1796, le présente finalement en costume de général. En marge de la commande du parlement de Virginie, Houdon conçut trois versions du buste de George Washington. Les plus connues aujourd’hui sont celles où le modèle apparaît en tunique et toge, ou en chemise et écharpe. La version à l’antique, nu, est beaucoup plus rare. Nous savons que lors de son séjour à Mount Vernon, il réalisa un masque sur le vif ainsi qu’un buste en terre cuite (Mount Vernon, George Washington’s Estate, Museum & Gardens), à partir duquel il exécuta un premier plâtre offert à Franklin, aujourd’hui perdu. Lorsque ses assistants furent de retour en France, d’autres plâtres furent produits à partir des moules du buste. L’une de ces épreuves, acquise par Jefferson à Paris en 1789, est conservée à l’Athenæum de Boston, mais la patine façon terre cuite a été décapée. Une autre fut publiée à l’occasion de l’exposition centenaire de Houdon à Versailles en 1928. L’épreuve redécouverte par le Cabinet Lacroix – Jeannest pourrait, elle, se confondre avec celle qui apparaît dans le célèbre Atelier de Houdon peint par Louis-Léopold Boilly au début des années 1800 (Paris, musée des Arts décoratifs), où il est possible de reconnaître le même piédouche en marbre beige. La technique privilégiée ici par Houdon relevait certes d’une certaine facilité, mais la qualité du rendu du plâtre patiné façon terre cuite est aussi un atout. Pour Élodie Jeannest de Gyvès, «le buste transpire l’intelligence et dit tout du périple entrepris par Houdon pour rencontrer et voir Washington. L’intelligence fulgurante de l’homme transparaît de façon saisissante. Il est remarquable d’observer le rendu de la peau que permet cette patine. Washington est ressuscité, un peu comme la «Vénus d’Ille» de Mérimée !» La rareté de cette version est aussi un magnifique exemple de l’évolution de l’histoire du goût : «Il n’est guère surprenant que du vivant de Washington et même au XIXe siècle, la version en toge dont nous sommes très familiers grâce à la terre cuite du Louvre, ou la version en costume moderne du marbre de Versailles aient été préférées. Elles eurent un grand succès, comme le prouvent les innombrables copies. Le voir nu devait au contraire susciter une certaine confusion. Au-delà du héros américain, nous sommes ici face à l’homme. La personnalité de Washington importe ici plus que son statut, or c’est précisément ce que nous recherchons au XXIe siècle : l’âme plus que la fonction.»
VENDREDI 21 JUIN, SALLE 1-7, HÔTEL DROUOT. THIERRY DE MAIGRET OVV. CABINET LACROIX-JEANNEST.