Fernande par Picasso, aux sources du cubisme

Vendredi 21 février 2025
Gazette Drouot n°7

Le tirage en bronze d’une rare tête de femme de 1906-1907 permet de revenir sur un moment charnière de la carrière du Malaguène. Quand la sculpture éclaire l’œuvre du peintre et révèle ses influences…
PAR HENRI GUETTE

La sculpture est le meilleur commentaire qu’un peintre puisse adresser à la peinture», affirmait Pablo Picasso. Formé aux arts graphiques, l’artiste a embrassé la sculpture en autodidacte et au gré des opportunités. Travaillant différentes techniques, il trouve dans le volume une manière de poursuivre le mouvement de sa pensée. Dès 1902, marqué par Rodin, il manipule de la terre crue, mais c’est à partir de 1906 qu’il développe véritablement cette pratique comme une façon de poursuivre ses recherches et de se décentrer des problèmes picturaux qu’il rencontre. Cette année est cruciale dans son œuvre, comme l’a encore récemment démontré l’exposition «Picasso 1906. La grande transformation» du Musée Reina Sofía, à Madrid. L’artiste, ayant quitté l’approche psychologique des périodes bleue et rose, expérimente une voie plus analytique qui deviendra celle du cubisme. Marqué par la visite de l’exposition du Louvre consacrée aux bronzes ibériques archaïques, puis par l’art roman et catalan primitif lors de son séjour avec Fernande Olivier dans le village de Gósol, dans les PyrénéesOrientales, il s’attaque à des formes féminines volumétriques et synthétiques.

Alors que Picasso travaillait depuis des mois sur le portrait de Gertrude Stein, multipliant les séances de pose sans parvenir à dépasser un blocage, le retour de Gósol lui permet d’aller à l’essentiel et de «régler» le tableau de mémoire. Il développe un traitement schématique que l’on retrouve dans ses sculptures, tête d’homme ou têtes de femmes. Les yeux, souvent en amande, le nez, la bouche, sont envisagés de façon analytique et semblent former une addition d’éléments mesurables. Allant jusqu’au masque, les visages à peine modelés vont à l’essentiel, n’affichent aucune expression précise. Notre tête, identifiée comme étant celle de sa compagne Fernande, qui sert alors fréquemment de modèle à l’artiste, constitue le premier pas vers ce que le marchand DanielHenry Kahnweiler déclare être «une sculpture véritablement cubique, une sculpture visant à créer des solides dans l’espace, solides ayant leur existence propre». L’étape sera véritablement franchie avec une autre tête, toujours de Fernande, datée de 1909 et qui attirera particulièrement l’attention des collectionneurs.

Ambroise Vollard achète dès 1910 un ensemble de sculptures à Picasso, majoritairement des plâtres, dont il se charge de commanditer la fonte en bronze et de les commercialiser. Répertoriée sous le numéro 12 au catalogue raisonné de Werner Spies, la Tête de femme de 1906 qui nous occupe est signée au revers et porte à l’intérieur l’inscription (ou la date) «1933». Si la documentation du musée Picasso, à Paris, en recensait sept exemplaires en 2013, dont celle qu’elle conserve, d’autres sont passées en vente depuis. Cette épreuve inédite pourrait ainsi être la neuvième ou la dixième de cette série limitée. Vollard travaille avec plusieurs fondeurs mais plus particulièrement, en ce qui concerne l’œuvre de Picasso, avec Florentin Godard, à qui il passe commande de onze bronzes issus de différents modèles entre 1921 et 1939. Les historiennes de l’art Élisabeth Lebon et Diana Widmaier Picasso, quant à elles, dénombrent 31 fontes Picasso entre 1926 et 1928, sans que les livres de comptes du fondeur ne permettent d’en savoir davantage sur les pièces en question ou leur commanditaire. La vente de succession de l’atelier de Godard, en 2004, où figurait un exemplaire de notre Tête de femme, révélait une entente avec un Picasso soucieux de pérenniser et de diffuser par la force et l’atemporalité du bronze une œuvre fragile et importante dans le mouvement de sa pensée.

A SAVOIR
Mardi 4 mars, Morlaix. Dupont & Associés OVV. Cabinet Lacroix – Jeannest

21 février 2025