Balzac par Rodin, le choc des titans – Gazette Drouot
16 novembre 2023
Gazette Drouot n°41
Chritsophe Provot
Inédit sur le marché, ce bronze est celui de l’un des modèles préparatoires du fameux monument commandé
par Émile Zola au sculpteur, en 1880.
Sept années, c’est le temps que Rodin a consacré à la réalisation de la monumentale effigie – trois mètres de haut – que l’on connaît de Balzac, drapé dans sa robe de chambre de travail. L’épreuve en bronze proposée à la vente témoigne d’un état intermédiaire, en réalité de la toute première étude « nue » en plâtre réalisée par le sculpteur, celle qui a tant choqué les représentants de la Société des gens de lettres venus voir l’avancée du projet en 1892. Plus tard, Rodin va offrir un plâtre inédit, en réduction, de cette étude à l’un de ces amis, le docteur Joseph Charles Mardrus. Vers 1918, Léonce Bénédite, premier conservateur du musée Rodin, donne le droit au marchand d’art Gustave Danthon d’en éditer des bronzes. Entre 1918 et 1927, seulement trois exemplaires sont fondus chez Alexis Rudier, avant que le musée ne rachète ce plâtre, en 1927, accompagné de ses droits d’édition. À son tour, entre 1930 et 1950, l’institution muséale fait fondre, toujours chez Alexis Rudier, quatre épreuves, dont la nôtre réali- sée entre 1946 et 1950. À noter qu’entre 1958 et 1973, le musée fera appel à la fonderie Georges Rudier pour tirer en bronze neuf autres exemplaires. Notre bronze provient des descendants du collectionneur, écrivain, historien et membre de l’Académie des arts de Toulouse, le docteur en médecine Jean Girou (1889-1972), qui l’avait acquise vers 1950 auprès d’Eugène Rudier, à la tête depuis 1897 de la fonderie créée par son père. Une correspondance, à l’en-tête de la fonderie Rudier, atteste que les deux hommes étaient par ailleurs cousins.
Œuvre de concours
Revenons sur la genèse de l’un des chefs- d’œuvre de Rodin. Le 6 décembre 1880, Émile Zola fait paraître un article dans Le Figaro, intitulé « Une statue pour Balzac » : « Balzac est mort en août 1850. Et Paris ingrat, à une époque où les statues poussent en une nuit sur le pavé, comme des champignons, n’a point encore songé à honorer le grand roman- cier du siècle, un des plus illustres enfants de la France. Pas même un buste sur une de nos maigres fontaines, pas même une plaque de marbre rappelant une date de sa vie. On lui a fait l’aumône d’une rue, et c’est tout », peut-on lire en préambule. Zola estime en effet que l’auteur de la « Comédie humaine » mérite autant qu’Alexandre Dumas père de recevoir les honneurs de la patrie, et demande donc la formation d’un comité. Il lui faudra attendre encore quelques années avant de voir son vœu exaucé.
En 1891, la Société des gens de lettres, alors dirigée par l’auteur de Germinal, organise un concours pour obtenir la commande du monument. Très politisé autour d’Émile Zola – on est aux prémices de l’affaire Dreyfus –, il est remporté par Auguste Rodin par douze voix contre huit. Le sculpteur n’est pas encore la célébrité qu’il deviendra bientôt, mais un artiste prometteur n’en étant pas
à son coup d’essai, auteur déjà de plusieurs monuments : celui à Bastien Lepage, celui à Claude Lorrain et, surtout, le groupe des Bourgeois de Calais. Si l’on ignore comment Zola a connu Rodin, les deux hommes ont entretenu une correspondance nourrie entre 1889 et 1898. C’est d’ailleurs le premier qui se charge d’annoncer au second sa victoire dans une lettre du 14 août 1891. « Mon cher Rodin, je suis heureux de vous annoncer d’une façon officielle que le Comité de la Société des Gens de Lettres, dans sa séance du 6 juillet, vous a choisi […] Je vous serai personnelle- ment reconnaissant si vous pouvez hâter votre travail le plus possible et nous soumet- tre dès novembre votre projet. Nous atten- dons tous de votre grand talent une œuvre superbe, digne de Balzac. »
Motivé par cet éloge et en travailleur acharné qu’il est, Rodin se lance à corps perdu dans l’ouvrage : « Vous me dites que personnellement vous désirez que je ne perde pas de temps ; aussi je puis vous assurer que désirant vous être agréable, je me suis activement occupé de ce travail à l’exclusion de tout autre, et qu’au mois de novembre vous aurez l’esquisse. » Il entreprend alors toute une série de recherches, recueillant des témoignages de proches de l’écrivain, rassemblant un grand nombre de documents et autres supports artistiques (un médaillon de David d’Angers, un sépia de Devéria ou encore un daguerréotype prêté par Nadar), afin de cerner au mieux la personnalité physique et intellectuelle du modèle. Il se rend même en Touraine pour étudier les types régionaux. Partout, il cherche les traits de Balzac… De cette longue investigation naissent une cinquantaine d’études, quinze maquettes de têtes sans corps, sept nus dans des attitudes différentes, entre autres.
Un projet avorté
Tout cela prend néanmoins du temps, et le sculpteur mettra trois ans à répondre à la commande du concours. Il est alors tenu de rever- ser la somme de 10 000 francs reçue en acompte. À force de réflexion, Rodin abandonne finalement l’idée du nu héroïque et s’oriente vers un modèle habillé, s’inspirant du portrait de Balzac qu’en réalisa le peintre Louis Boulanger en 1836. L’écrivain se tient debout sur près de trois mètres de hauteur, dans la robe de chambre qu’il revêtait pour travailler. Le plâtre est présenté au Salon de 1898, dans la Galerie des machines, et… suscite la vindicte de la foule. À l’instar de l’affaire Drey- fus, qui agite alors la société, l’œuvre divise ceux étant pour (Gustave Geffroy, Octave Mirbeau…) et contre (Jean Rameau, Gaston Leroux…). Rodin en conçoit beaucoup d’amertume : « J’ai voulu montrer le grand tra- vailleur hanté la nuit par une idée, et se levant pour aller la fixer sur sa table de travail. […] Je reconnais que l’exécution a dépassé ma pen- sée. Pourtant, avez-vous regardé ma statue en vous mettant à la droite de Balzac, à vingt pas du socle ? », se défend-il. Mais ce qui devait arriver arriva. Dans sa séance du 9 mai, la Société des gens de lettres, adoubée par la Commission des beaux-arts du conseil munici- pal de Paris, bien décidée à ne pas accorder d’emplacement à la statue, la refuse. Rodin s’enferme chez lui avec son Balzac. Le plâtre est exposé de nouveau en 1900, au pavillon de l’Alma, où il fait encore parler de lui, même si les passions se sont éteintes. Disparu en 1917, Rodin ne verra jamais l’installation du Balzac de bronze à l’angle des boulevards Raspail et du Montparnasse, le 1er juillet 1939.