Attention, sculpture pour amateur éclairé !

Gazette Drouot n°37
18 octobre 2024

Petite par ses dimensions, cette terre cuite n’en est pas moins ample par sa composition parfaitement aboutie. Son histoire la relie à deux grands noms du XVIIIe siècle : l’évêque de Livry et le sculpteur Étienne Gois. Une statuette qui a tout pour être désirable.

Cet artiste a de l’idée. » Voici comment, en termes choisis, ce cher Diderot parlait d’Étienne Pierre Adrien Gois, l’auteur de cette maquette du Monument à Nicolas La Pinte de Livry, évêque de Callinique, abbé de SainteColombe à Sens (1715-1795), réalisée en 1778. À ce stade, modèle et sculpteur doivent être présentés. Le titre de la terre cuite apporte déjà quelques indications au sujet de l’identité du premier : un ecclésiastique donc, abbé de Sainte-Colombe, une riche abbaye située près de Sens, rayonnant depuis sa création au VIIe siècle et faisant l’objet d’un pèlerinage très couru. Il est également « évêque de Callinique ». In veritas, il n’exerce aucune autorité sur ce diocèse syrien, mais bénéficie d’une fonction honorifique – in partibus dit-on, pour désigner les évêques titulaires de diocèses situés en pays non chrétiens. Ces informations dessinent le profil d’un personnage important et de fait, Nicolas La Pinte de Livry est l’un de ces hommes d’Église fortunés comme on en croise dans les milieux aristocratiques du siècle des Lumières, érudit – il est docteur ès théologie à la Sorbonne en 1742 – et, ceci allant avec cela, amoureux des arts et des lettres. Sa fortune – et sa fonction – lui laissent le loisir d’assouvir sa passion de collectionneur et il réunit un bel ensemble de peintures d’artistes de son temps, d’œuvres graphiques et de livres anciens – dont il fera en partie don à la bibliothèque de l’Institut. Il semble par conséquent tout à fait logique que l’abbé se préoccupe d’un monument en son honneur. Cependant, la raison pour laquelle il fait appel à Étienne Gois – dont le souvenir est, selon les mots de l’expert Alexandre Lacroix, « quelque peu éclipsé par la grande popularité posthume d’Augustin Pajou et de Clodion » – semble plus obscure. Si ce n’est que, justement, le sculpteur menait une belle carrière et jouissait même d’une grande renommée.

Un parcours remarquable
Il paraît raisonnable d’imaginer que les deux hommes ont été présentés par Étienne Jeaurat, un peintre que l’abbé fréquente dans son cercle artistique parisien et dont le sculpteur fut l’élève avant d’intégrer l’atelier de MichelAnge Slodtz. Une très belle référence… qui conduit le jeune artiste à remporter le premier prix de sculpture de l’Académie en 1757 et à partir pour Rome de 1761 à 1764 : la voie royale et incontournable. Il en revient plus fort. Agréé à l’Académie, il se voit ouvrir les portes du Salon. À celui de 1769, il présente un Saint Bruno, dont Diderot, toujours lui, dira : « Entre plusieurs morceaux qui ne valent pas la peine d’être regardés, un Saint Bruno en méditation, sublime de vérité, d’expression, de simplicité, de componction ; c’est la vie même ; plus on le regarde, plus il saisit, plus il étonne, plus on l’admire. Morceau d’un maître du premier ordre. » Sa carrière, riche de nombreuses commandes, parle pour lui. Les liens professionnels et sans doute amicaux noués avec l’architecte Chalgrin lui apportent la décoration des édifices civils et religieux construits par ce dernier, de l’hôtel de Saint-Florentin à l’église Saint-Philippe-du-Roule. Il poursuit avec des contributions pour le Palais de justice, l’hôtel de la Monnaie, l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, puis la réalisation de bustes de personnages prestigieux de la cour : le maréchal de Turenne, le marquis d’Aligre, le cardinal de Fleury, le docteur Belloc – fondateur de la médecine légale en France – et bien d’autres.

Le comte d’Angiviller, directeur général des Bâtiments du roi, l’associe à la série des statues des « grands hommes de la France », voulue par Louis XVI et lui demande celles de deux figures éminentes : Michel de l’Hôpital, chancelier de France, et Mathieu Molé, premier président du Parlement de Paris. Ce n’est pas à n’importe quel artiste que notre abbé érudit et prévoyant – il ne mourra qu’en 1795 – s’adresse donc en 1778 pour son Monument . La même année d’ailleurs, il reçoit, du même, un grand bas-relief en marbre figurant La Charité de saint Nicolas pour la cathédrale de Sens. De là à imaginer un lien entre les deux œuvres, il n’y a qu’un pas. Et il est vite franchi. Histoire de vertus Il est temps maintenant de s’intéresser à l’œuvre elle-même, dont on sait que Gois présenta une version en bronze et marbre au Salon de 1779. Alexandre Lacroix explique encore que « l’idée de la composition générale s’inspire sans doute d’une gravure de Savart et du peintre Wille », par ailleurs amis de l’évêque. Décidément, les connexions sont récurrentes. L’évêque en buste, le regard droit et empreint de bienveillance, est entouré, d’un côté, d’attributs de la peinture et de la sculpture rappelant son goût pour les arts, de l’autre, d’un livre et d’un miroir autour duquel un serpent s’en – roule : ce sont là l’Érudition et la Prudence qui sont évoquées. Rien n’étant jamais laissé au hasard et tout étant fait pour aider à la compréhension de la composition, la base du piédestal est animée d’un groupe allégorique. Celui-ci figure la Charité, une vertu théologale bien sûr. Dans la partie supérieure donc, la dignité bien ordonnée d’un homme d’Église et de savoir, dans la basse, un sujet plus libre et plus émouvant lui apportant douceur et compassion. Cette maquette en terre cuite est tellement aboutie que l’expert s’interroge sur son objet véritable. Avait-elle vraiment pour but d’être transposée en un ample monument ? S’agit-il d’une statuette destinée à être installée dans la bibliothèque ou le cabinet de curiosités de l’abbé, tant cette seconde moitié du XVIII e siècle était férue de ces petites terres cuites d’ornementation ? Ou bien encore, peut-on supposer qu’elle soit un élégant cadeau de l’artiste à son commanditaire pour le remercier… Tout demeure ouvert. Une nouvelle question se pose : jusqu’à quelle hauteur va-t-elle être poursuivie aux enchères ? Pour celle-ci, la réponse sera apportée le 6 novembre.

PAR ANNE DORIDOU-HEIM

17 octobre 2024