Jean-Baptiste CARPEAUX (Valenciennes, 1827 - Courbevoie, 1875)

« Pourquoi naître esclave ? »

Terre cuite
Signée et datée 'JBte Carpeaux 1875', titrée 'POURQUOI NAITRE ESCLAVE' sur le devant, porte le cachet à l'Aigle impériale, le cachet de l'atelier d'Auteuil et porte le numéro '444' au dos

H. 61 cm

Acquis chez Fabius Frères à Paris le 20 décembre 1991 par l'actuel propriétaire ; Collection particulière, Paris

Estimation : 30.000 / 40.000 €

Prix au marteau : 165.000 €

N° de lot : 180

Littérature en rapport :Michel Poletti et Alain Richarme, 'Jean-Baptiste Carpeaux sculpteur, catalogue raisonné de l'oeuvre édité', Paris, 2003, p. 141, modèle référencé sous le n° BU 38

 » POURQUOI NAITRE ESCLAVE ? « . Apposée sur le socle d’un buste de femme, cette inscription interpelle autant que le regard farouche du modèle représenté. C’est toutefois sous le titre officiel de  » Négresse  » qu’il fut dévoilé pour la première fois au Salon de 1869 ; difficilement compréhensible en 2022, cet intitulé ne doit cependant pas nous dissimuler la démarche engagée qui était alors celle de Jean-Baptiste Carpeaux dans le contexte particulier de la fin du XIXe siècle en France. La seconde abolition de l’esclavage a alors tout juste 20 ans, et la guerre de Sécession, suivie de très près en France, vient de s’achever avec la victoire du Nord et l’abolition de l’esclavage outre-Atlantique en 1865. Au sein du catalogue de la récente exposition consacrée par le musée d’Orsay au  » Modèle noir « , Anne Higonnet se penche sur la question complexe des titres d’œuvres comportant des marqueurs raciaux, qui doivent être renommées sans pour autant effacer les anciennes appellations qui font partie de leur histoire. Ainsi, la captive de Carpeaux mérite d’être rebaptisée :  » Pourquoi naître en esclavage ? [dit précédemment Négresse] « .
Le buste fut exposé pour la première fois au Salon de 1869, probablement en marbre. Il connut un réel succès, fut acheté par l’empereur pour ses appartements à Saint-Cloud et loué par Théophile Gautier : « La Négresse, avec la corde qui lui attache les bras au dos et lui froisse le sein, lève au ciel la seule chose qu’ait de libre l’esclave, le regard, regard de désespoir et de muet reproche, appel inutile à la justification, protestation morne contre l’écrasement de la destinée. C’est un morceau d’une rare vigueur où l’exactitude ethnographique est dramatisée par un profond sentiment de la douleur. »
L’expression d’  » exactitude ethnographique  » employée ici par l’écrivain reflète les préoccupations et les recherches de la période suivant l’abolition de l’esclavage. La curiosité pour l’Autre et la soif de découverte se manifestent sous des formes plus ou moins heureuses en Europe, allant de la création en 1859 de la Société d’anthropologie de Paris aux exhibitions d’habitants des quatre coins du monde à l’occasion par exemple des Expositions universelles. Le racisme est encore largement répandu, y compris parmi les abolitionnistes, et les Noirs considérés comme inférieurs par une très large majorité de Français. Venus d’Afrique ou des Antilles, ils sont encore peu nombreux sur le territoire métropolitain et rarement représentés par les artistes, en partie seulement parce ce que les modèles et les précédents étaient rares. Peintres et sculpteurs jouèrent pourtant un rôle essentiel dans le lent cheminement vers la reconnaissance et le respect de l’Autre, de sa culture, de ce qui nous différencie et de ce qui nous rapproche. En sculpture, l’œuvre d’un Charles Cordier est particulièrement symptomatique de ces avancées, avec la tentation d’un exotisme décoratif un peu figé mais une réelle sincérité dans sa recherche de beauté et de vérité.
L’esthétique proposée par Carpeaux ici est en tout cas très éloignée de celle de Cordier, avec cette femme en partie dénudée, les cheveux libres et le regard venant vigoureusement solliciter le spectateur témoin – et complice – de son aliénation. Cette figure de captive semble avoir fait l’objet de beaucoup de recherches de la part du sculpteur, et d’études d’après le modèle vivant. A l’origine de sa conception se trouve le projet de la fontaine de l’Observatoire, monumental groupe commandé en août 1867 pour orner une fontaine située dans l’axe reliant à Paris le palais du Luxembourg à l’Observatoire sur un plan de l’architecte Gabriel Davioud. Après plusieurs hésitations, Carpeaux se décide pour un globe soutenu par des figures symbolisant les quatre points cardinaux, qui deviendront les quatre parties du monde, allégories de l’Amérique, de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. De la conception de ce vaste projet, il isole dès 1868 deux figures dont il propose des bustes indépendants, présentant des variantes avec le monument définitif : le  » Chinois  » (voir lot 186 du présent catalogue) et la  » Négresse  » ou  » Pourquoi naître esclave ? « . Interrompu par la guerre et la Commune et des séjours londoniens, le modèle en plâtre du monument est finalement exposé au Salon de 1872 où il sera vivement critiqué avant d’être loué en 1873 lors d’une installation in situ pour en apprécier l’effet. Le bronze final sera quant à lui mis en place en août 1874.

Le choix de Jean-Baptiste Carpeaux de proposer seule la figure de l’Afrique, en lui adjoignant cette légende significative, est à n’en pas douter un acte engagé de la part du sculpteur, hostile à l’esclavage et dans un contexte suivant de près la fin de la guerre de Sécession qui avait provoqué le retour en France de ses parents qui vivaient aux Etats-Unis. L’intérêt tout particulier que témoignait Carpeaux à ce groupe est confirmé également par l’existence d’une rare version peinte, proposée à la vente chez Artcurial en 2020 (fig. 1), nous rappelant quel artiste complet il fut, aussi brillant avec ses pinceau et couteau, qu’avec ses ciseaux. Notre buste constitue une rare et séduisante version en terre cuite dont l’édition par l’atelier Carpeaux resta très confidentielle.

23 mars 2022 Artcurial Hôtel Marcel Dassault, 7 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris
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