Charles Henri Joseph Cordier (1827-1905)

Muse tenant une lyre

Vers 1859-1865
Marbre bleu turquin et marbre blanc de Carrare

Accidents (notamment extrémité gauche de la lyre, éclat à la base au revers), quelques tâches et restaurations anciennes.


H. : 167 cm, L. : 58,5 cm, P. : 50 cm

Acquis par Cyr-Adolphe Dervillé lors de la vente Cordier, Paris, 21 janvier 1865, n° 5, pour 1550 F ; Paris, par descendance.

Estimation : 80.000 / 100.000 €

Prix au marteau :

N° de lot : 266

Littérature en rapport :Exposition :
- Christine Barthe, Laure de Margerie, Charles Cordier (1827-1905), l’autre et l’ailleurs, Paris, Musée d’Orsay, 3 février-2 mai 2004, œuvre exposée sous le n° 96

Bibliographie :
- Christine Barthe, Laure de Margerie, Charles Cordier (1827-1905), l’autre et l’ailleurs, cat. exp., Paris, Musée d’Orsay, 3 février-2 mai 2004, Paris, Ed. De la Martinière, 2004, œuvre répertoriée sous le n° cat. 398, pp. 193-194.
- M. T., « Vente des œuvres de sculpture de M. Charles Cordier », dans L’Union des Arts, n° 49, 31 décembre 1864, p. 1-2
- Théophile Gautier, « Œuvres de M. Cordier. Statues, bustes, statuettes et médaillons », dans Le Moniteur universel, 13
janvier 1865.
- Henry de Montaut, « Vente des œuvres de M. Cordier, statuaire », dans La Démocratie, 21 janvier 1865.
- Jeannine Durand-Révillon, « Un promoteur de la sculpture polychrome sous le Second Empire, Charles-Henri-Joseph
Cordier (1827-1905), dans Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, séance du 6 février 1982, 1984, p. 195, n° 95.

Ce portrait de muse, sous les traits de Félicie Cordier, le visage pensif et tenant de la main gauche une lyre en attente de l’inspiration, est une véritable ode à l’art antique qui fut lasource principale du sculpteur Charles Cordier tant dans sa recherche de la forme que des matériaux.

Principalement connu pour ses portraits ethnographiques, Charles Henri Joseph Cordier est également célèbre pour ses sculptures polychromes. Les découvertes archéologiques du XIXème siècle, notamment menées par Quatremère de Quincy, ravivent les couleurs oubliées de la sculpture antique et remettent en question les codes de l’esthétique néoclassique véhiculés par Winckelmann. Charles Cordier s’emploie à la création de sculpture à la polychromie « naturelle ». Elle consiste en l’assemblage de marbres et de pierres, l’application d’émaux ou encore de patines argentées ou dorées, correspondant ainsi aux goûts fastueux du Second Empire.

S’il présente ses premiers essais de sculpture polychrome au Salon de 1853 avec son Couple de Chinois en bronze et émaux, Cordier se démarque véritablement au Salon de 1857, de retour de sa mission en Algérie. Il y a en effet découvert des gisements abandonnés depuis l’antiquité et réexploités à partir de 1842 de marbre-onyx. Il associe alors des matériaux différents : marbre, marbre onyx et bronze pour créer des portraits ethnographiques qui doivent rejoindre pour certains une « galerie des principaux types humains » à partir de 1852 dans le Jardin des Plantes par son directeur Constant Duméril.

Sur les dix-huit bustes présentés en 1857, douze sont des études d’Algériens et six des portraits de personnalités de son entourage. Parmi ces derniers il présente sous le titre anonyme « Mme C.C » (pour Madame Charles Cordier) un portrait en buste de son épouse, Félicie Berchère (n° 146 du catalogue raisonné de l’artiste, 160. Un exemplaire en pierre décore le caveau familial dans la 20ème division du cimetière des Batignolles à Paris).

Pour notre sculpture en pied, Charles Cordier reprend le portrait de son épouse Félicie pour exécuter une tête en marbre de Carrare intégrée dans un drapé en marbre bleu turquin.
La création de cette œuvre présente encore de grands pans d’ombre et les critiques de l’époque pensèrent que l’artiste avait savamment compléter une statue antique acéphale. Le journaliste Henry de Montaut écrit dans le journal La Démocratie, le 21 janvier 1865 (Article Vente des œuvres de M. Cordier, statuaire) : « Dans la Muse tenant une lyre, [Cordier] a accompli avec succès un travail fort délicat. Il s’agissait de compléter un très beau corps drapé en marbre bleu turquin, en y ajoutant la tête et les extrémités qui manquaient. Cette tâche difficile a été accomplie par M. Cordier avec un sentiment parfait de l’art antique ».

La présentation de cette œuvre lors de l’exposition dédiée à l’artiste au Musée d’Orsay en 2004 a permis aux spécialistes d’avancer l’hypothèse que la sculpture en marbre bleu turquin ne datait pas de l’antiquité. L’artiste aurait pu acquérir une œuvre moderne dans le goût de l’antique et la transformer. À moins qu’il s’agisse du réemploie d’un bloc de marbre qu’il aurait lui-même taillé ‘à l’antique ‘.

Toujours est-il que l’artiste, fidèle à son art, a ici brillamment assemblé deux types de marbre, dont un magnifique et imposant bloc de marbre bleu turquin, pour répondre à son aspiration de la Beauté antique, incluant sujet mythologique, expression des sentiments et polychromie.

La date d’exécution de l’œuvre n’est pas non plus connue. Il est toutefois possible d’avancer l’idée que cette œuvre ait été réalisée peu après la présentation de la Sapho debout au Salon de 1859 par l’ami de l’artiste, le sculpteur Auguste Clésinger (1814-1883). Ce dernier a connu une vague de critiques au sujet des œuvres qu’il présenta à ce Salon, car les marbres présentaient une ‘polychromie artificielle’. La représentation de la muse composée d’une polychromie naturelle pourrait être une réponse de Cordier aux détracteurs de la statuaire colorée.
Il faut savoir toutefois que la figuration de Sapho connaissait un bel engouement depuis que James Pradier (1790-1852) en avait présenté une version en argent massif au Salon de 1848, suivie d’éditions en bronze. Auguste Clésinger en avait aussi repris le sujet avec diverses variantes et leurs éditions en petits bronzes d’art connurent le même succès que ceux de James Pradier (Sapho méditant, bronze, édition de la maison Barbedienne, Musée d’Angoulême, inv. 886.1.2)

L’influence de l’œuvre d’Auguste Clésinger est clairement visible : la statue de Cordier imite la même attitude en contrapposto accentuée par les drapés. La main gauche de la jeune poétesse, prise dans son manteau en tient un pan sur son cœur, tandis que l’autre bras longe le corps tout en tenant la lyre. Certes la tête de Félicie est moins inclinée, mais tout aussi pensive et la chevelure coiffée dune même couronne de laurier.
Quelle est la raison pour laquelle l’artiste a utilisé le portrait de sa jeune épouse pour réaliser cette grande sculpture à l’antique ? Nul ne le sait encore.

Mais sa représentation en Sapho, poétesse dont on dit qu’elle s’est jetée dans la mer du haut d’un rocher pour échapper à un amour malheureux fut peut-être à l’image de la vie de cette épouse fidèle qui demeura dans l’ombre de son talentueux mari. Une lettre de sa mère à sasœur Caroline Duméril datée du 11 mars 1862 nous éclaire en effet sur les liens compliqués qui unissaient les deux époux « … Pauvre Félicie ! combien elle est méconnue et traitée rudement par Charles Cordier ; celui-ci est toujours le même, rempli de talent pour son art mais plein de présomption et ayant de lui la plus haute opinion, il refoule sans cesse la pauvre Félicie et il semble, à l’entendre, qu’elle ne peut dire que des bêtises. Si elle n’avait pas la faculté de pouvoir prendre de la distraction, elle serait une femme bien malheureuse »

Le 21 janvier 1865, la sculpture est mise en vente à l’occasion de la dispersion d’une cinquantaine d’œuvres provenant de l’atelier de Charles Cordier à l’Hôtel Drouot. Les profits obtenus doivent permettre au sculpteur de financer un nouveau voyage pendant lequel il « étudia encore les variations du style de Dieu, le maître, infini » et d’enrichir son répertoire ethnographique. Le succès de cette vente confirme la notoriété de l’artiste. L’évènement attirela curiosité de nombreux grands collectionneurs, tel le duc de Morny, Lord Hertford ou encore le peintre Leman. Présentée sous le numéro 5, La Muse tenant une lyre y est acquise par Cyr-Adolphe Dervillé (1815/17-1868). Grand passionné, lui aussi, des matériaux,, Dervillé est propriétaire des carrières pyrénéennes de Saint-Béat et des légendaires carrières de Carrare. Ce grand entrepreneur dans le commerce de marbres était intimement intégré dans le cercle artistique et mondain parisien de cette période. En 1864, son portrait en plâtre fut même réalisé par Jean-Baptiste Carpeaux (Valenciennes, musée des Beaux-Arts, inv. S.92.38) avec lequel il signe un contrat un an plus tard pour l’exécution en marbre du groupe Ugolin présenté à l’Exposition universelle de 1867 (New York, MET, inv. 67.250).

L’amateur d’art et marchand a indiscutablement vu dans cette œuvre unique de CharlesCordier, tout à la fois la noblesse du matériau et la poésie du sujet.

07 juin 2023 PHIDIAS La Salle, 20, rue Drouot 75009 Paris
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