Rembrandt BUGATTI (1884-1916)

Le Grand Fourmilier – modèle créé en 1909

Modèle créé en 1909
Epreuve en bronze à patine brune nuancée de vert, n°5
Fonte à la cire perdue de Adrien Aurélien Hébrard avant 1934
Signé (sur la terrasse) : « R. Bugatti »
Cachet du fondeur : A. A. Hébrard
Numéroté (5) sur la tranche de la terrasse
Base d’origine en chêne

H. 34,5 ; L. 47,5 ; P. 21,5 cm

Collection particulière française

Estimation : 600.000 - 800.000 €

Prix au marteau : 1.200.000 €

Littérature en rapport :• Vauxcelles, Louis, « La Fonte à Cire perdue », Art et Décoration, vol.18, juillet-décembre 1910, pp.189-197.
• Chalom des Cordes, Jacques et Fromanger, Véronique, Rembrandt Bugatti, catalogue raisonné, Paris, Les Editions de l’Amateur, 1987, pp. 222-223, repr. (épreuve non précisée).
• Horswell, Edward, Rembrandt Bugatti, life in sculpture, Sladmore Gallery, 2004, pp. 122-125, repr. (épreuve non precisée).
• Horswell, Edward, Rembrandt Bugatti, une vie pour la sculpture, Sladmore, Les éditions de l’amateur, 2006.
• Fromanger, Véronique, Rembrandt Bugatti sculpteur, répertoire monographique, Les Editions de l’Amateur, Paris, 2009, pp. 168-169, repr. (épreuve non précisée) et p. 310, n°233, repr. (épreuve non precisée).
- Rembrandt Bugatti The Sculptor 1884 – 1916, catalogue d’exposition, Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin, 28 mars – 27 juillet 2014, édité par Philipp Demandt et Anke Daemgen pour la Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin, Hirmer Verlag, 2014, pp. 150-151, repr. (épreuve n°2/5).

Bugatti à la fin des années 1900

En 1909, année de création du Grand Fourmilier, Rembrandt Bugatti est âgé de 25 ans, et sculpte depuis 10 ans déjà, soutenu par les encouragements de son entourage. Il modèle avec de la plastiline (1) des animaux, son sujet de prédilection. Entre 1903 et 1908, ses parents vivent à Paris, ce qui lui permet de passer beaucoup de temps à la Ménagerie du Jardin des Plantes et au marché aux chevaux, situé dans le même quartier. A cette période, il se rend également régulièrement au Jardin Zoologique d’Anvers (2), en Belgique, et voyage en Allemagne.

Alors qu’il s’est d’abord consacré aux animaux domestiques ou de la ferme, Bugatti se passionne à présent pour les espèces sauvages : il «  poursuit le cycle des grands fauves, passe de l’ours à l’éléphant, du rhinocéros à l’hippopotame, du buffle à la girafe et s’intéresse à d’autres espèces d’animaux sauvages : des antilopes, un zèbre, un fourmilier, un singe cynocéphale, des yacks, des lamas, des tapirs, une autruche, des casoars » (3).

Il observe longuement ses modèles dans les différents zoos qu’il fréquente, et sa méthode de travail – modelage à main libre, sans instruments, sans esquisse préparatoire – , l’aide à capter les attitudes de ses modèles avec justesse et spontanéité. Comme le note Véronique Fromanger, « Bugatti possède une vision synthétique des volumes qui lui permet, tout en schématisant chaque animal en masses géométriques, de donner la sensation de la peau, du plumage ou du pelage » (4).

Le fourmilier, un sujet offrant de belles problématiques stylistiques

C’est exactement ce que fait Bugatti avec le Grand Fourmilier, animal qu’il a la chance de découvrir et étudier au zoo d’Anvers. Le fourmilier est un mammifère xénarthre, c’est-à-dire plantigrade, d’Amérique du Sud, et ayant des articulations vertébrales d’un type particulier, que l’on retrouve chez les paresseux et les tatous. Il s’agit d’un « animal solitaire et pacifique, unique en son genre, avec son long museau cylindrique qui sert de gaine à son interminable langue, avec ses pattes antérieures courtes, massives, armées de griffes puissantes tournées vers l’intérieur (qui lui permettent d’ouvrir termitières et fourmilières dans son milieu naturel), avec sa queue touffue en panache à poils longs raides qui mesure plus de la moitié de la longueur du corps. Quand il dort, elle fait office de couverture ; or il dort au moins quinze heures par jour » (5).

Bugatti met en valeur la géométrie naturelle extraordinaire de son modèle au moment où il se lèche la patte arrière : en effet, son corps forme alors un cercle presque complet, de la pointe de sa queue jusqu’au bout de son museau. Et la toute petite partie de son corps qui ne s’enroule pas, évoque néanmoins le cercle, et le complète dans notre esprit, par la courbe de sa jambe et les stries de son pelage. Seuls contrepoints à ce grand cercle : les pattes qui l’ancrent, et le volume ondoyant de la queue.

Par conséquent, cette sculpture est un peu déroutante : au premier regard, il est difficile de distinguer la tête de la queue, ou le devant du derrière (6). Guillaume Apollinaire avait noté cette « particularité » (7), sans la comprendre vraiment. Pourtant, elle définit complètement la finesse de l’art de Bugatti, et la réussite extraordinaire de ce fourmilier. Non seulement, Bugatti se joue de la difficulté des volumes du fourmilier, mais il fait ressentir le frémissement de vie qui parcourt l’animal à cet instant. Comme dans le Babouin Hamadryas, il prend plaisir à essayer de nouvelles formes, compositions et surfaces (8).

« Le langage artistique de Bugatti, même s’il connut au cours de sa carrière une subtile évolution, s’était essentiellement créé à partir de l’impressionnisme, en sculpture, de ses compatriotes Medardo Rosso et Giuseppe Grandi, ainsi que de Rodin et Troubetskoy. Il appartenait à cette catégorie d’artistes (Amadeo Modigliani et ses nus ou Alberto Giacometti et ses portraits viennent aussi à l’esprit, entre autre exemples) qui trouvent leur propre vocation artistique, toute personnelle, ne se distinguant pas par une évidente innovation, mais par une simple originalité et individualité dans le langage » (9).

Vers 1925, Albéric Collin, élève de Bugatti, donne une postérité intéressante au Grand Fourmilier de son maître, en reprenant le traitement aux stries serrées du pelage de l’animal, et la composition en cercle. Mais dans son Fourmilier (10), Albéric Collin laisse le corps de l’animal au repos : il se tient solidement campé sur ses quatre pattes, et son museau rejoint sa queue naturellement, sans tension, ni intention.

Les fontes d’Adrien-Aurélien Hébrard

A l’instar de la majorité des bronzes de Bugatti, le Grand Fourmilier présente une fonte et une patine exceptionnelles. Rembrandt Bugatti a en effet bénéficié tout au long de sa courte vie, du travail des meilleurs « artistes » du bronze.

Les fontes à la cire perdue d’A.-A. Hébrard sont parmi les plus belles jamais réalisées. « Les cires perdues de M. A.-A. Hébrard d’après Rodin, Dalou, Falguière, Desbois, Bartholomé, Bourdelle etc., sont unanimement appréciées des connaisseurs » comme l’affirme le critique d’art Louis Vauxcelles en 1905 (11). Le fondeur, marchand d’art et collectionneur éclairé, prend Rembrandt Bugatti sous son aile dès 1904 alors que le sculpteur est encore mineur. Le jeune artiste est lié par un contrat d’exclusivité à l’homme d’affaires qui éditera tout son œuvre jusqu’à sa mort. Ce dernier assurera en outre la promotion de l’œuvre en organisant très régulièrement des expositions pour l’artiste dans sa galerie de la rue Royale, dans le 8ème arrondissement parisien, invitant le large réseau de collectionneurs qu’il entretient. En homme d’affaires avisé, il sait rendre ses éditions plus désirables en limitant leur nombre (12). Mais le succès qu’il rencontre est avant tout lié à la qualité des fontes ainsi qu’aux patines exceptionnelles. « Vous vous rappelez ses bronzes souples et frémissants de vie du jeune animalier Rembrandt Bugatti » ajoute Vauxcelles (13). Ce travail d’excellence est issu du savoir-faire ancestral que détient le milanais Albino Palazzolo, chef d’atelier de la fonderie, que Rembrandt Bugatti rencontre en Italie puis présente à Hébrard en 1904 (14). Les bronzes issus de cette collaboration entre Hébrard, Palazzolo et Bugatti sont si vivants, si fidèles à l’intention de l’artiste jusque dans les moindres détails, que toute tentative de falsification serait vaine.

Le Grand Fourmilier est une œuvre rare, dont le tirage en bronze répertorié à ce jour est de cinq épreuves, dont l’une dédicacée (15). Cet exemplaire dédicacé, « A Monsieur A.A. Hébrard, Bugatti reconnaissant et dévoué, 1909 Anvers », Bugatti l’a offert à Hébrard. L’épreuve n°2 est acquise par Monsieur Jansen en 1911 ; l’épreuve n°3 par sir Robert Abdy de Londres. Enfin, les épreuves n°4 et n°5 ont été conservées par la galerie Hébrard. Lors de la publication du catalogue raisonné de l’œuvre sculpté de Bugatti en 1987, tout comme lors de l’édition française du livre d’Edward Horswell en 2006, l’épreuve n°5, ici présenté, n’était pas encore répertoriée. C’est en 2009 qu’elle l’est dans la littérature consacrée à l’artiste avec l’ouvrage de Véronique Fromanger : Rembrandt Bugatti sculpteur, répertoire monographique.

Le Grand Fourmilier a été créé dans une période d’activité intense pour Rembrandt Bugatti, alors qu’il maîtrise parfaitement son art. Deux ans après, en 1911, la reconnaissance publique est au rendez-vous : il reçoit la Légion d’Honneur et une importante exposition rassemblant une centaine de ses sculptures, organisée par la galerie Hébrard, remporte un vif succès.

L’épreuve n°5 du Grand Fourmilier apparaît pour la première fois sur le marché, et le modèle de l’œuvre n’est pas encore conservé en collection publique.

(1) « La plastiline est le nom commercial d’une pâte à modeler contenant du soufre, inventée au XIXe siècle par le génois Tschudi », dans Marie-Thérèse Baudry, Principes d’analyse scientifique Sculpture Méthode et Vocabulaire, Editions du Patrimoine, Imprimerie Nationale Editions, 2000, p. 568. (2) Le Jardin zoologique d’Anvers est considéré, à l’époque, comme le plus important du monde. Rembrandt Bugatti commence à y travailler en 1906. Une grande exposition de ses œuvres y est organisée en 1910. (3) 2009, Fromanger, p. 168. (4)  2009, Fromanger, p. 168. (5) 2009, Fromanger, p. 168. [6] 2014, Bugatti, p. 150.
[7] 2009, Fromanger, p. 168. – [8] 2014, Bugatti, p. 150. – [9] 2006, Horswell, p. 125. – [10] 2006, Horswell, p. 126. – [11] Vauxcelles, Art et Décoration, 1910. – [12] Il est le premier à avoir mis en place un système de numérotation des bronzes. – [13] Vauxcelles, Art et Décoration, 1910. – [14] Albino Palazzolo réalisera le masque mortuaire de Rembrandt le 8 janvier 1916, à la demande d’Ettore Bugatti. – [15] Fromanger, 2009, p. 310. Ces informations proviennent du Cahier Hébrard (incomplet).

02 décembre 2016 Maison de vente Crait + Müller - Paris Drouot Richelieu - Salle 6 - 14h
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