Camille CLAUDEL (1864-1943)
La petite châtelaine natte courbe, 1892-1896
Epreuve en bronze à patine brun-vert, n°6/8
Fonte à la cire perdue Delval, après 1984
H. 32,5 ; L. 27 ; P. 14 cm
Collection particulière française
Estimation : 40.000 - 50.000 €
Prix au marteau : 65.000 €
• Gaudichon, Bruno, « Les séjours à l’Islette », in Camille Claudel et Rodin, la rencontre de deux destins, Québec, Musée national des Beaux-Arts du Québec, 26 mai-11 septembre 2005 ; Detroit, Detroit Institute of Arts, 2 octobre 2005-5 février 2006, Paris, Musée Rodin, 3 mars-15 juin 2006, Hazan, 2005, pp. 135-151.
• Gaudichon, Bruno, « Toutes les séductions de l’enfance », in Camille Claudel, au miroir d’un art nouveau, Roubaix, La Piscine – Musée d’art et d’industrie André-Diligent, 8 novembre 2014 – 8 février 2015, pp. 87-95.
Avec La Petite Châtelaine, Camille Claudel livre une œuvre particulièrement forte et émouvante, habitée d’une expressivité intense. Durant l’été 1892, Rodin et sa maîtresse Camille séjournent ensemble en Touraine : lui pour travailler à sa sculpture du Balzac ; elle, certainement pour se reposer d’une grossesse interrompue. Ils logent au château de l’Islette, près d’Azay-le-Rideau, où ils profitent de la discrétion et du calme nécessaires à leurs activités. C’est là que Camille fait poser Marguerite Boyer, petite-fille de la propriétaire des lieux, qui est alors âgée de six ans. On admet généralement que Camille commence à travailler à La Petite Châtelaine à cette période, et qu’elle achève son buste un an plus tard .
La Petite Châtelaine s’inscrit dans la thématique des visages d’enfants et d’adolescents, explorée par Camille Claudel tout au long de sa carrière, avec d’abord ceux de son frère Paul en Jeune Achille (1881) ou en Jeune Romain (1884-1887), de sa sœur Louise (Buste de jeune fille, 1886), de Charles Lhermitte (1887) ; puis avec ceux d’Ophélie (1895-1897) ou de l’Aurore (vers 1900). Tous ces jeunes visages ont en commun de saisir un élan et une innocence propre à leur âge, tout comme une sensibilité à fleur de peau. Pour La Petite Châtelaine, Camille reprend la découpe du « buste à l’italienne » qu’elle affectionne. Et l’apport de l’Italie pour ce buste ne s’arrête pas là, comme le souligne le critique T. de Wyzewa : « Mlle Claudel […] a mis dans un buste de petite fille quelque chose de la douceur ingénieuse et malicieuse de Mino da Fiesole »
Selon son habitude, Camille Claudel donne de nombreux titres à sa sculpture : Jeanne enfant, La petite de d’Islette, Petite folle, L’inspirée, Contemplation, Portrait d’une petite châtelaine , et enfin Petite Fille . Et cette particularité a tendance à s’opposer à la manière de faire de Rodin, qui ne soucie guère de nommer ses œuvres (l’Age d’airain (1875-77) en est l’exemple le plus frappant). Justement, avec cette sculpture, l’intention de Camille est de s’éloigner de Rodin : « En décembre 1893, Camille Claudel écrit à son frère, pour l’informer des nouvelles directions prises par son travail. Elle affirme là ce qui lui semble être le bénéfice premier de cette évolution : « tu vois, ce n’est plus du tout du Rodin », s’inscrivant dès lors dans une obsession d’indépendance farouche qui sera le moteur essentiel de la vingtaine d’années qui lui reste à accomplir de sa vie d’artiste. Autour de 1893, qui peut donc être une date pivot dans le parcours tant artistique que personnel de Camille Claudel, une œuvre s’impose, commencée dans l’intimité avec Rodin et poursuivie dans cette propension au démarquage. La Petite Châtelaine naît effectivement en 1892 et persiste encore dans l’Aurore dont la fonte par Blot attendra 1908. Mais c’est bien dans l’évolution entre le plâtre modelé à l’Islette en 1892 et le marbre de 1896 commandé par Henri Fontaine que se lit cette mutation qui serait celle de la séparation inspirante, précédant le recyclage d’œuvres anciennes qui sera la marque de l’artiste à partir des années 1897-1898 ».
Dans ce texte, Bruno Gaudichon montre le caractère fortement autobiographique de l’œuvre de Claudel, qui se retrouve également dans Clotho (1893-1897) et L’Age Mûr (1894-1900), deux œuvres marquant sa séparation d’avec Rodin. Au-delà des qualités plastiques indéniables de La Petite Châtelaine, c’est certainement son caractère autobiographique qui provoque une telle fascination, avec en contrepoids à ce portrait si vivant le fait que Camille se détourne de la maternité.
Camille présente pour la première fois La Petite Châtelaine en 1894 : d’abord à La Libre Esthétique à Bruxelles sous le titre de Contemplation, puis au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts à Paris sous le titre de Portrait d’une petite châtelaine. Pour le bronze exposé à Paris, Camille sollicite un achat de l’Etat , qui lui est refusé. Mais le baron Alphonse de Rothschild acquiert une épreuve fondue par Gruet en 1895, et l’offre en 1896 au musée de Beaufort-en-Vallée (Maine-et-Loire) . Ce mécène lui avait déjà acheté le Buste de Charles Lhermitte, afin de l’offrir en 1893 au musée Ingres de Montauban.
Pour l’exposition de sa sculpture à Bruxelles et à Paris, Camille reçoit d’excellents commentaires de la part des critiques Roger Marx et Gustave Geffroy. Puis, Mathias Morhardt, premier biographe de l’artiste, analyse longuement La Petite Châtelaine dans un article de fonds paru en 1898 : « Il y a […] dans la disproportion même de cette tête déjà trop puissante, déjà trop vivante, déjà trop ouverte sur les mystères éternels et les épaules délicatement puériles qu’elle découvre, quelque chose d’indéfinissable qui communique une angoisse profonde […] Le buste de Jeanne enfant […] prouve que Mlle Camille Claudel est désormais un maître […] ce modèle lui est particulier. Il est plus lucide et plus clair que n’importe quelle signature. Il est despotique et passionné […] Il s’attache enfin et surtout à traduire et à évoquer le sens dramatique des formes […] La jeune artiste […] a l’inestimable privilège de discerner dans le passant même vulgaire ce qu’il contient de grandeur, de pittoresque et de beauté » . Il explique également le titre de Jeanne enfant : si Camille n’a pas songé à Jeanne d’Arc en réalisant sa sculpture, elle lui a néanmoins donné des traits agités par une fièvre mystique, et a finalement réalisé le portrait le plus juste jamais créé de la sainte. Portée par le succès rencontré par La Petite Châtelaine, Camille en fait une édition en plâtre. Aujourd’hui, seuls deux de ces plâtres sont localisés : celui de la famille Claudel, et celui de la collection du peintre norvégien Fritz Thaulow . L’édition posthume, réalisée à partir de ce dernier, est confiée à partir de 1984 aux fondeurs Attilio Valsuani et Delval. Elle compte 12 épreuves numérotées de 1 à 8, et de H.C.I à H.C.IV. Tous les exemplaires sont conservés en collection particulière .
En outre, en 1895, trois amis de Rodin commandent chacun un marbre de La Petite Châtelaine, qui seront tous différents. Celui de Paul Escudier possède une fine natte courbe, celui de Joanny Peytel, acquis par le musée Rodin en 1968, une natte courbe épaisse, et celui de Fritz Thaulow, une natte droite. Un dernier marbre de La Petite Châtelaine avec « cheveux tout à jour » est commandé par l’industriel Henri Fontaine par le biais d’Antoine Bourdelle : présenté en 1896 au Salon de la Nationale, puis au second Salon de l’Art Nouveau chez Samuel Bing, il est aujourd’hui conservé dans les collections de La Piscine – musée André Diligent de Roubaix.