Un rarissime marbre de Rodin ressurgit, après un siècle d’oubli

Gazette Drouot n°20
Vendredi 23 mai 2025
Un chef-d’œuvre oublié d’Auguste Rodin refait surface, après plus d’un siècle dans une collection privée. Le Désespoir, un marbre rarissime dans son corpus exécuté vers 1892-1893, témoigne de l’audace du sculpteur dans sa quête d’une émotion brute.
C’est une découverte dans l’univers de la sculpture moderne : un marbre rarissime d’Auguste Rodin. Le Désespoir réapparaît, après plus d’un siècle dans une collection privée. Exécutée vers 1892-1893, la sculpture, représentant une jeune femme contorsionnée par la douleur, est l’une des quelques œuvres en marbre de l’artiste, un matériau qu’il affectionnait mais utilisait avec parcimonie. Ce n’est que le dixième marbre de Rodin apparaissant en salle depuis dix ans. La pièce, longtemps considérée comme une simple copie, a été formellement authentifiée par le Comité Rodin. Sa redécouverte s’accompagne d’une histoire, où se mêlent hasard, passion et expertise.
Le marbre chez Rodin
Pour comprendre Le Désespoir, il faut revenir à l’un des projets les plus ambitieux de Rodin : La Porte de l’Enfer. Commandée en 1880 par la direction des Beaux-Arts pour le futur musée des Arts décoratifs, cette œuvre monumentale devait illustrer La Divine Comédie de Dante. L’artiste y investit toute son énergie pendant près de dix ans, créant plus de deux cents figures complexes. Parmi elles, deux figures féminines ayant pour titre Le Désespoir, dont notre marbre s’inspire directement. Ces personnages, situés dans la partie supérieure des vantaux, sont tourmentés, manifestant une souffrance intérieure, mais sans pathos excessif. Rodin réinvente ici l’iconographie du désespoir, abandonnant les conventions académiques pour une posture corporelle où l’affliction est traduite par l’enroulement du corps sur lui-même. La version sculptée vers 1892-1893, aujourd’hui redécouverte, présente une figure féminine assise, la jambe droite ramenée vers la poitrine et saisie au pied par les deux mains, dans une attitude d’intériorité et de repli. Son traitement brut, presque inachevé, est caractéristique de la technique du maître : un non finito volontaire, qui fait dialoguer la surface lisse des chairs avec les zones laissées en réserve. La pierre blanche, issue des carrières de Carrare, est d’une pureté remarquable, subtilement veinée. Si l’on associe souvent Rodin au bronze ou à la terre cuite, son rapport au marbre est tout autre. Inspiré par Michel-Ange, il voyait dans ce matériau la possibilité d’insuffler une sensualité à la sculpture, avec une translucidité rappelant la chair vivante. Pourtant, moins d’un pour cent de sa production est réalisée en marbre, tant ce dernier est exigeant. Rodin faisait venir ses blocs des célèbres carrières toscanes ou parfois de Grèce. Une fois l’ébauche réalisée, il appliquait lui-même les dernières touches, capturant dans la pierre un éclat presque organique. Par ailleurs, le marbre a refait surface dans la collection personnelle du petit-fils de Paul Louis Chevallier, célèbre commissaire-priseur parisien du début du XXe siècle. Installé rue de la Grange-Batelière, Chevalier fut en contact direct avec Rodin et vendit pour lui plusieurs œuvres. Ce Désespoir aurait été acquis lors d’une vente publique en 1906, après être passé entre les mains d’Alexandre Blanc puis du marchand d’art Eugène Fischhof. Transmis par héritage jusqu’à ce jour, ce chef-d’œuvre est resté posé sur un piano, relégué au rang de copie sans valeur par la famille.
La redécouverte : un travail d’archives et de flair
C’est par un heureux hasard que ce marbre a été identifié. Lors d’une visite entre la Sologne et le Berry, dans une maison près de Vierzon, Aymeric Rouillac remarque cette sculpture sur l’instrument. Intrigué par la qualité d’exécution, le commissaire-priseur décide d’entreprendre des recherches. Après consultation des bases de données et des archives, il identifie quatre autres exemplaires en marbre connus. L’un est notamment conservé au musée Rodin, et un autre au Philadelphia Museum of Art. Les vérifications de provenance révèlent le parcours de cette pièce à travers le temps, et l’expertise du Comité Rodin vient confirmer son authenticité. Ce dernier a recensé cinq exemplaires en marbre du Désespoir, chacun offrant de légères variantes. Si certains sont plus finis, avec une polissure accentuée, celui-ci conserve la rugosité d’une esquisse en devenir. En comparaison avec la version monumentale en pierre calcaire du Cantor Arts Center de Stanford (Californie), qui atteint près d’un mètre de haut, notre exemplaire se distingue par son format plus réduit (h. 28,5 cm) mais conserve cette même tension expressive. La figure féminine, loin des poses dramatiques habituelles, adopte une posture repliée qui pourrait évoquer une danseuse au repos, traduisant une forme de calme intérieur après l’angoisse. En dépit de son apparent inachèvement, la sculpture incarne parfaitement la quête de Rodin pour représenter l’âme humaine, à travers des volumes fragmentés.
En exprimant la douleur sans idéalisation, Le Désespoir marque un tournant dans la manière d’appréhender l’émotion en sculpture. Rodin, par ce choix esthétique radical, ouvre la voie à une modernité où l’expression individuelle prime sur la représentation classique. À l’image de ses œuvres les plus iconiques, ce marbre trouve sa force dans la tension entre le brut et le raffiné, entre la forme esquissée et l’émotion suggérée.
DIMANCHE 8 JUIN, CHÂTEAU DE VILLANDRY. ROUILLAC OVV. CABINET LACROIX – JEANNEST.