Le Silence de la chambre de madame Récamier – Gazette Drouot

11 novembre 2022
Gazette Drouot n°40
Carole Blumenfled

Exposé au Louvre lorsque le lit et les tables de nuit furent acquis en 1991, Le Silence était conservé dans une autre branche de la famille. Donné à Chinard, il est désormais prêt à affronter les enchères.

Pour Lamartine, Juliette Récamier était l’incarnation vivante de la beauté. Et même un véritable objet de vénération : « La Vénus sans ciel, la Cléopâtre sans couronne […] Dans cette foule de choses et d’individualités qui encombrent l’histoire, [elle] fut plus qu’une grande chose, qu’un grand talent, qu’un grand événement, qu’une grande puissance ; elle y fut un grand éblouissement des yeux, elle y fut un long enivrement des cœurs, elle y fut une grande puissance de la nature : elle y fut la beauté ! » Le poète avait encore vu juste en considérant que le mystère et l’intérêt qui s’attachaient au nom de Juliette en son temps la suivraient plus loin que son siècle. Aujourd’hui, si le bronze Madame Récamier de David par Magritte n’est pas souvent présenté au Centre Pompidou, la toile originelle règne en gloire dans l’aile Denon du Louvre face au Sacre de Napoléon. Et dans les salles des Arts décoratifs, elle vole aisément la vedette, puisque le style Empire découle tout entier de son célèbre lit de repos. « La chambre à coucher surtout, explique la duchesse d’Abrantès, a servi de modèle à tout ce qu’on a fait dans ce genre et je ne crois pas que depuis on ait fait mieux. » Elle incarne une époque, au point finalement d’avoir même éclipsé les artistes qui travaillèrent pour son hôtel particulier de la rue du Mont-Blanc. Chinard et les Récamier Depuis l’acquisition en 1991 par les Amis du Louvre du lit et des tables de nuit auprès des descendants du banquier Mosselman, qui racheta l’hôtel Récamier en 1808, de belles découvertes ont permis de réécrire l’histoire du décor confié à l’architecte Louis-Martin Berthault, élève de Percier. En 2014, MariaTeresa Caracciolo a ainsi tordu le cou à une légende bien ancrée, en prouvant que Percier était bien intervenu. Le cas de la statue qui était présentée à gauche du lit est plus mystérieux encore. Prêtée au musée du Louvre après l’acquisition du mobilier – son histoire est sensiblement identique –, rien ne permet de documenter sa conception. Pour Alexandre Lacroix, dont c’est la partie, son attribution ne fait pourtant aucun doute : «Tout ramène à Chinard dans l’histoire de cette sculpture, les origines lyonnaises des Récamier et du sculpteur, la familiarité de l’artiste avec le couple, chez qui il fait envoyer son courrier et chez qui il fait déposer ses œuvres à Paris, les portraits de Juliette ; il n’y a pas chez les Récamier de sculpture qui ne soit de Chinard ! » Lorsque les Récamier achètent l’hôtel de la rue du Mont-Blanc, Chinard présente d’ailleurs son premier buste de madame au Salon. Les relations qui unissaient ces Lyonnais étaient déjà solides. Au début de la période révolutionnaire, Chinard fut invité par le pape à séjourner au château SaintAnge en raison de son Jupiter foudroyant l’Aristocratie et son Génie ou la Raison foulant aux pieds la Superstition. Embastillé deux mois et finalement libéré, il rencontra probablement les Récamier dans la foulée. Trois ans plus tard, il avait déjà son rond de serviette chez eux à Paris, où il logeait lorsqu’il daignait quitter la capitale des Gaules. Et répétons-le, le banquier et son épouse n’ont d’ailleurs jamais eu d’autres sculptures que les siennes : son intime autoportrait en terre cuite (Montargis, musée Girodet), le Buste de Juliette et Le Silence… L’expert du 69, rue Sainte-Anne ne cache pas son enthousiasme : « Chinard est un modeleur, un sculpteur qui ne s’exprime presque que dans la terre, et si pour la chambre de Juliette il a dû se plier aux impératifs du décor fastueux, on reconnaît sa main et le marbre dur et cassant ne semble pas ici taillé à coups de ciseau et de maillet, mais délicatement modelé du bout des doigts. Comme si, par magie, le marbre avait perdu ses propriétés le temps de laisser l’artiste détailler chaque pli du drapé souple et à l’aspect mouillé. Les chairs sont vivantes, sensuelles et d’un érotisme discret et élégant. » La valse des modèles En réalité, Le Silence soulève bien plus de mystères encore. Le modèle dont la sculpture est inspirée a été tour à tour identifié comme Véturie, Sabine, Agrippine (Médicis), Vestale, Dame romaine, barbare captive, Dame grecque, Polymnie, Vénus du Liban ou à la triste pensée, Le Silence, Thusnelda et désormais prisonnière barbare dite Thusnelda… Cette antique de l’époque de Trajan, sortie du sol au XVIe siècle, longtemps exposée à la villa Médicis et conservée désormais sous la Loggia della Signora à Florence, a été maintes fois reproduite, étudiée et copiée. Grâce à une démonstration brillante des jeux de plis du revers, Alexandre Lacroix prouve aujourd’hui que c’est l’interprétation qu’en livra le sculpteur Pierre Legros en 1692 (Paris, jardin des Tuileries) qui a inspiré l’œuvre de madame Récamier. Chez elle, il n’est plus question de Vénus du Liban ou de Vénus rêveuse. Lorsque madame Cazenove d’Arlens découvre la chambre de Juliette Récamier en 1803, elle décrit « la statue du Silence ». Mais sous la plume de la duchesse de Maillé, dans ses Souvenirs des deux restaurations vingt-cinq ans plus tard, c’est devenu « une statue d’Harpocrate, dieu du silence et du mystère, avec cette inscription : témoin des amours et du lit, il protège le sommeil ». Elle n’avait peut-être pas remarqué le sein ! Le socle où se trouve inscrit « Tutatur somnos et amores conscia lecti » donne le ton, mais ne manque pas d’ironie. L’histoire est bien trop célèbre, l’époux de madame Récamier ne se glissa jamais sous les draps du lit. « L’amour est le seul enchantement qui manque à cette femme, expliqua Lamartine comme bien d’autres. Pas assez femme et trop déesse, elle fut Juliette Récamier. Elle posa involontairement, pendant trente ans, comme un divin modèle d’atelier, voilà, devant tous les yeux et devant tous les cœurs de deux générations d’adorateurs enthousiastes, mais désintéressés de sa possession ; elle fut statue et jamais amante […] Il y avait un mystère dans sa beauté ; ce mystère la condamnait à l’éternelle pureté du marbre ; ce mystère ajoutait à la perpétuelle adoration pour cette femme […] Dans cette statue de la Pudeur il n’y avait pas un charme à voiler. » Sulfureuse gestuelle Dans la chambre de madame Récamier, il y avait bien deux sculptures : une en marbre et une en chair, tant la métaphore a été filée de son temps. Dans ses Impressions de voyage, l’Anglais John Carr décrit non pas le marbre mais « cette charmante statue ». « Canova, écrit Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe, reçut madame Récamier comme une statue grecque que la France rendait au musée du Vatican. » Il lui fit présent de ses Trois Grâces, qu’elle léguera à Lyon, et tenta d’en faire une Béatrice, sans que cela n’eût donné satisfaction. Si Alexandre-Évariste Fragonard la dessine en Sapho en 1800 (œuvre léguée par le modèle à la ville de Saint-Malo), elle apparaît aussi tantôt en vestale : mais tant sa manière de se vêtir, son mobilier des frères Jacob que sa pose participent de cette dimension allégorique. Au fond, madame Récamier dans sa chambre « Madame Récamier » était déjà la Vénus Victrix de Canova avant Pauline Borghèse. Or, la sculpture Le Silence est aussi indécente, avec un parfum sulfureux semblable à celui du buste de Juliette Récamier par Chinard, où apparaît la même gestuelle du bras qui fait mine de cacher pour mieux attirer le regard. Il y a tout lieu de croire que Chinard appartenait lui-même au cercle des amoureux transis, enfiévrés et emplis d’imagination de Juliette. « Cette sculpture est pensée, s’émeut encore l’expert Alexandre Lacroix, comme un objet de dévotion, une statue d’autel devant laquelle les admirateurs viennent se recueillir, une sorte d’allégorie de la beauté de Juliette Récamier, une icône du charme… c’est le summum du glamour ! »

 

21 novembre 2022