L’Âge mûr de Claudel, une redécouverte exceptionnelle

Gazette Drouot n°46
Vendredi 20 décembre 2024

Grande œuvre de Camille Claudel, L’Âge mûr et la Jeunesse a une genèse longue et difficile. Le n° 1 de la fonte de Blot, récemment redécouvert, permet d’en retracer les étapes.
Par Henri Guette.

À l’unanimité des critiques de son temps, L’Âge mûr passait pour être le chef-d’œuvre de Camille Claudel. Le critique d’art Charles Morice écrivait en 1907 dans le Mercure de France : « Le talent de Camille Claudel est une des gloires, à la fois, et des hontes de notre pays. Que cette femme soit l’une des hautes personnalités artistiques de ce temps, personne, j’écris, personne de qualifié ne le conteste… On sait tout cela, et pourtant on ne fait rien pour faciliter ses productions, et, parmi tant de commandes, si étrangement distribuées, on ne réserve pas une à l’auteur admirable de L’Âge mûr et la Jeunesse. » Le paradoxe ainsi résumé d’une artiste célébrée par la critique, reconnue officiellement mais peu soutenue financièrement explique pourquoi ce groupe est si rare. Par donations ou acquisitions tardives, les institutions disposent bien de plâtres et de quelques éditions de bronze, mais les exemplaires en mains privées ne sont pas tous localisés, et cette réapparition est pour le marché un événement. L’œuvre est restée par succession directe dans la famille du premier acheteur. Elle dormait, cachée sous un drap, dans un appartement parisien fermé depuis une quinzaine d’années, qui renfermait toute une collection de sculptures dont des sujets animaliers d’Antoine-Louis Barye ou une Pénélope de Bourdelle. Tout de suite, c’est la signature du fondeur et marchand Eugène Blot sur la sculpture qui interpelle le commissaire-priseur. Me Matthieu Semont garde de ses années de formation dans une étude de Saint-Germain-en-Laye un souvenir particulièrement vif de L’Implorante… et le puzzle se reconstitue. La figure de cette jeune femme, cherchant à retenir l’homme plus âgé qui déjà la délaisse, a bien sûr été interprétée comme autobiographique, la suppliante pouvant être perçue comme un alter ego de la sculptrice, qui comprend à l’approche de la trentaine que Rodin ne quittera jamais Rose Beuret pour elle. Les dates sont confondantes, et c’est au début des années 1890 que Claudel esquisse les premiers dessins de son groupe dans une lettre à Léon Gauchez. L’éloignement progressif avec Rodin est parallèle, et c’est véritablement en 1892 qu’elle rompt avec lui et son atelier. Le Chemin de la vie ou La Destinée, parmi les premiers titres envisagés pour L’Âge mûr, se veut aussi une déclaration d’indépendance, une affirmation de son style. Il tient tout autant par sa dimension allégorique, avec les trois âges de la vie et l’ombre de la mort, cette figure la plus âgée qui emporte l’homme dans sa maturité.

Une sculpture dans tous ses états.

La création de l’œuvre connaît différents états, comme en témoigne la correspondance de Camille avec son frère : Paul apprend en 1893 comment elle envisage un temps d’y faire figurer un arbre penché, pour accentuer la diagonale et la lecture du destin. À cette époque, tous les personnages sont d’ailleurs encore liés : la Jeunesse cherche à retenir de ses bras l’Âge mûr, lequel se substitue peu à peu à l’arbre par les siens, rappelant des embranchements. Le processus prend beaucoup de temps, rallongé encore par les difficultés financières de l’artiste. En 1894, elle présente au Salon un plâtre de la figure féminine de droite, intitulé Le Dieu envolé et aujourd’hui perdu. La pose varie légèrement, le mouvement des bras n’étant pas fixé, mais on reconnaît cette position agenouillée, suppliante. Elle travaille cette figure dans une deuxième version, au plâtre patiné (musée Camille Claudel), où les bras sont tendus en guise de supplication et la chevelure fantasque rappelle sa Clotho : il s’agit là de l’étude pour L’Implorante.
En 1895, Claudel parvient à une première maquette en plâtre de l’ensemble du groupe. Rodin, cherchant à l’aider, la recommande auprès du secrétariat d’État aux Beaux-Arts. Les rapports d’Armand Silvestre, qui découvre la sculpture, sont plus que positifs et la commande officielle d’une version en plâtre de l’œuvre est signée pour 2 500 francs. Il faudra encore trois ans à la sculptrice pour aboutir à son œuvre. Les rapports administratifs témoignent de l’évolution de la création, du vide qui se creuse entre la jeune femme et l’homme, de leurs mains qui se séparent et de l’apparition de draperies volantes, qui ne sont pas sans rappeler le mouvement d’une autre de ses sculptures, La Valse. En 1898, l’administration valide la réception de l’œuvre, et Armand Silvestre laisse espérer à Claudel son exécution en bronze : « Tel qu’il est, le groupe est intéressant et d’une facture moderne. Il mériterait l’exécution en bronze que l’artiste demande, et je ne puis que donner un avis favorable à son désir ». Las, les promesses s’étirent ; Claudel doit demander l’intervention de son père pour un paiement, qui n’arrivera pas avant 1899, et si l’arrêt de commande est bien rédigé la même année, le prix et la date sont laissés vierges. Des notes d’ajournement puis d’annulation circuleront ensuite en interne au ministère…

« Le drame vivant »

La présentation au public se fait également en 1899, au Salon des Beaux-Arts, où L’Âge mûr est remarqué par son originalité. Le critique Charles Fremine met en avant « le drame vivant, vraiment souffert malgré son aspect fantastique » et « l’exécution émue, interprète fidèle du sentiment qui l’a inspiré ». L’annulation de la commande accentue la paranoïa de l’artiste. Elle y voit l’action de Rodin, comme elle l’écrit à Léon Gauchez, soupçonnant « la Fouine » d’avoir aussi fait en sorte que l’œuvre ne soit pas retenue pour l’Exposition universelle de 1900. Ce n’est pas la première fois que l’État se rétracte, après les multiples péripéties de Sakountala, et c’est à nouveau par le soutien de particuliers, et d’Eugène Blot, que l’artiste va transmuer toute sa puissance expressive en bronze. C’est Louis Tissier, capitaine du génie, qui lui passe commande tout d’abord du bronze de L’Implorante, qui sera promise à un beau succès éditorial. Il finance ensuite une première transcription en bronze du groupe entier en 1902, sous l’étroite supervision de Claudel, auprès de la maison Thiébaut Frères, Fumière et Gavignot. C’est cette œuvre que le musée d’Orsay acquiert en 1982 auprès des descendants du capitaine Tissier, après des décennies d’oubli.

Blot entre en scène

Eugène Blot rencontre Camille Claudel en 1904, peu après l’exposition du bronze de Tissier au Salon des artistes français. Héritier de la fonderie Blot et Drouard, mais aussi collectionneur et marchand d’art, il est très actif pour la promotion et la défense d’une nouvelle génération d’artistes. Il soutient la sculptrice dans ses démarches face à l’administration, cherchant à faire tenir à celle-ci ses engagements ou, du moins, à reprendre le projet d’une transcription du groupe, cette fois en marbre. Si l’État déclare n’avoir aucune trace de ses promesses faites à Claudel, Blot ne se décourage pas et entreprend d’éditer par lui-même des œuvres de l’artiste. C’est le cas en 1905 de différentes sculptures dont L’Abandon, mais aussi L’Implorante, qu’il présente dans une exposition personnelle remarquée. Le marchand ambitieux envisage jusqu’à une cinquantaine d’exemplaires, mais ne rentre finalement pas dans ses frais. Lorsque, en 1907, il entreprend de tirer l’entièreté du groupe, en une version réduite, c’est en limitant le tirage à six exemplaires, et la petite-nièce de l’artiste, Reine-Marie Paris, estime qu’il en a plutôt été tiré cinq. Avec sa fonte au sable, il atteint une précision dans l’exécution qui restitue la tension des corps. Le ciselage est au plus près du modelage et, même par en dessous, l’ingénieuse jointure du groupe laisse deviner le drame. La patine rend plus vibrantes encore les oppositions entre les personnages, plus brune pour la Vieillesse, plus blonde, avec de légères nuances de rouge, pour la Jeunesse. Approuvé par la sculptrice, cette fonte est au plus juste de ses intentions. Celle de Carvillani, conservée au musée Rodin, a été commandée à grandeur par Philippe Berthelot, du conseil de famille après l’internement de Claudel en 1913, mais ne sera pas visée par elle.

Eugène Blot déclare en 1936 avoir vendu quatre de ses réductions. La maison Leblanc-Barbedienne, qui reprend les droits sur les modèles du fondeur, ne se risque pas dans la réédition de Claudel, ayant des scrupules à poursuivre le travail de Blot en l’absence de contrat écrit entre lui et l’artiste, enfermée à l’asile. Après la mort de Camille, aucun autre tirage n’aura lieu et l’on perd la trace des exemplaires. Le n°3 est au musée Claudel et le n°1, tout juste réapparu, entre en vente aujourd’hui.

À SAVOIR

Dimanche 16 février 2025, Orléans. Philocale OVV. Cabinet Lacroix-Jeannest.
Le bronze sera exposé à Paris au 20, rue Drouot, le vendredi 14 février de 11 h à 18h, puis à Orléans, dans le salon d’honneur de l’hôtel Groslot.

19 décembre 2024