Angelo de Rossi, un météore génois à Rome – Gazette Drouot
29 avril 2022
Gazette Drouot n°17
Carole Blumenfled
La découverte du morceau de réception à l’académie de Saint-Luc de ce natif de Gênes, qui incarnait tous les espoirs de la sculpture italienne au début du XVIIIe siècle, fera date sur le marché de l’art international.
Jusqu’à aujourd’hui, quelques fragments conservés à Rome étaient réputés provenir du morceau de réception d’Angelo de Rossi à l’académie de Saint-Luc. Ils ne rendaient guère justice au sculpteur, qui fut pourtant fort loué de son vivant. La réapparition de ce bas-relief dans une succession à Corbeil-Essonnes change radicalement le statut de ces morceaux, mais surtout celui même de l’artiste. Les documents étaient là : «Angelo de Rossi, sculpteur génois, l’un des académiciens nouvellement élus, a apporté un bas-relief, fait de sa main, représentant la Nativité de notre Seigneur, pour en faire don à notre académie en souvenir de l’honneur reçu pour avoir été inscrit au nombre des académies du Mérite ; je le présente à la vue de tous les membres de l’académie, qui, l’ayant vu, en ont fait un grand éloge et l’ont remis aux conservateurs académiques.» (Libro delle Congregazioni, 46a). Le Kupferstichkabinett de Berlin conserve aussi un dessin à la plume montrant deux esquisses de tondi : une Adoration des Mages et une Résurrection, preuve des hésitations de Rossi, dont l’entrée à l’académie de Saint-Luc marquait un tournant dans la carrière. Le musée du Louvre et celui de Munich détiennent également de grandes études préparatoires du relief, avec des variantes importantes – au fur et à mesure, le sculpteur a éliminé des personnages pour se recentrer sur l’essentiel de la composition, preuve s’il en faut de l’influence des artistes français présents à Rome, qui y faisaient alors la pluie et le beau temps. Aussi, il était tentant de lui attribuer les fragments conservés au palazzo Venezia, d’autant qu’ils correspondaient aux surmoulages de l’œuvre aujourd’hui à Marseille et au musée de La Spezia. Jennifer Montagu, la plus éminente spécialiste de la sculpture baroque, se désolait dans son ouvrage de référence, Gold, Silver and Bronze. Metal Sculpture of The Roman Baroque : « It is not only a piece of considerable distinction in itself, but an unusual reversal of the norm… (The Anconetta of St Peter of Bologna) can serve as a record of one the more important lost sculptures of the eighteenth century.» Pour se faire une idée des talents de Rossi, les œuvres manquaient à l’appel. Il ne reste de sa statue du pape Clément XI exécutée à l’occasion du concours de 1702, autrefois placée dans le palazzo della Cancelleria, qu’un bozzetto en terre cuite, conservé à Berlin, et une statuette en bronze à l’Ermitage. L’Assomption, un relief commandé par le pape l’année suivante pour le Panthéon, n’a peut-être jamais été réalisée et il n’en reste qu’un modello conservé en mains privées. Surtout, l’artiste, disparu à l’aube de ses 45 ans, ne put jamais honorer toutes les commandes des apôtres monumentaux du chantier de Saint-Jean-de-Latran : il ne put livrer que Saint Jacques le Mineur. Son buste du musicien Arcangello Correlli ou le relief de Munich, le Christ dans le jardin des Oliviers suffisent à peine à se faire une idée de son talent. Ses dessins sont certes mieux connus, mais il manquait une œuvre majeure. La voici donc.
L’étoile montante de la sculpture romaine
«La découverte de ce relief est aussi émouvante qu’enthousiasmante, explique Alexandre Lacroix. C’est tout à la fois une promesse et le testament d’un artiste jeune, brillant. Il est l’étoile montante de la sculpture à Rome et son intronisation au sein de l’académie de Saint-Luc va lui ouvrir les portes des grandes commandes, mais il est emporté dans la fleur de l’âge et ne profitera jamais de ce destin tout tracé.» Or, au-delà de la pièce perdue du grand puzzle de l’histoire de l’art qui permet de saisir le déclin de l’influence du Bernin et la montée en puissance du style louisquatorzien sur la scène artistique romaine, l’œuvre en elle-même est un petit joyau. S’il est difficile de retrouver la dette de l’artiste envers son premier maître Parodi, auprès duquel il fit ses classes à Gênes, la posture des personnages, les draperies virevoltantes et le contraposto du grand berger à gauche – un archétype de l’Algarde – montrent son attachement à l’héritage d’Alessandro Algardi. «Et puis, reprend Alexandre Lacroix, visiblement ému face à l’œuvre, il y a la terre bien sûr, la terre charnelle et vivante. Si le peintre tient son pinceau ou le sculpteur son ciseau pour tailler le marbre, ici c’est la main, ce sont les doigts d’un immense artiste que l’on voit s’affairer dans la terre humide. Et quand le regard se perd dans les méandres des différents plans du relief, le geste de Rossi est là, partout. La terre est le médium le plus direct, le plus fascinant pour dialoguer avec un artiste. Quand on passe doucement la main à la surface vibrante de ce relief, on est à Rome en 1711.» Le marché fait parfois l’histoire de l’art… L’un des plus beaux exemples français est l’énergie que Jean-Baptiste Pierre Le Brun déploya à la fin du XVIIIe siècle pour créer le phénomène Vermeer. Peut-être, s’il était resté dans les collections de l’académie de Saint-Luc, ce bas-relief n’aurait-il jamais eu la célébrité qu’il est sur le point d’avoir. Il n’a toujours pas de certificat d’exportation et un classement comme trésor national n’est pas à exclure, mais son avenir est fort prévisible. S’il est acheté par un grand marchand international, il entrera peut-être quelques mois plus tard dans les collections d’un grand musée américain, qui le paiera rubis sur l’ongle. Une ou plusieurs de ces institutions pourraient aussi enchérir au mois de juin et mettre sur un piédestal Angelo de Rossi. Tout le petit monde de la sculpture n’aura en tout cas, et c’est certain, que deux mots sur les lèvres au cours des prochaines semaines : «Corbeil-Essonnes».