Le cadeau de Rodin
Gazette Drouot n°40
Vendredi 08 novembre 2024
Si la main est pour Rodin un motif privilégié, trois études en plâtre racontent une histoire d’estime et d’amitié entre le sculpteur et le peintre Eugène Carrière.
Par Henri Guette.
À la mort d’Eugène Carrière en 1906, Auguste Rodin demande la permission de prendre l’empreinte de son visage et de ses mains. Le peintre et le sculpteur s’étaient rencontrés presque trente ans plus tôt, au début des années 1880, par l’intermédiaire du critique d’art Roger Marx. Le geste, à remettre dans le contexte des pratiques du deuil d’alors, n’est pas exceptionnel et l’on conserve le souvenir d’autres intellectuels ou artistes par de tels moulages. Mais il est ici révélateur de la réelle amitié qui lie les deux hommes. Eugène Carrière prend la parole à plusieurs reprises pour défendre ou louer le travail de Rodin. Il participe à son comité de soutien en 1898, en pleine polémique au sujet de sa statue de Balzac, et introduit son exposition de 1900 par ces quelques mots – « L’art de Rodin sort de la terre et y retourne, semblable aux blocs géants qui affirment les solitudes et dans l’héroïque grandissement desquels l’homme s’est reconnu » –, qui le mettent bien au-dessus des autres artistes. Il fait son portrait à plusieurs reprises et, que ce soit au travail ou prenant la pose, l’intensité de son regard transparaît malgré l’absence de couleur liée aux techniques du fusain ou de la sanguine. Rodin ne lui rend pas la pareille mais fonde, à sa mort, la Société des amis d’Eugène Carrière et esquisse un projet de monument à sa mémoire. Les deux amis échangeront toute leur vie des œuvres ; on trouve ainsi dans la vente de l’atelier d’Eugène Carrière, les 2 et 3 février 1920, plusieurs plâtres et bronzes de Rodin, et du côté du sculpteur, différents tableaux de Carrière conservés dans son musée. Les trois études de main en plâtre proposées à la vente (30 000/40 000 €), restées dans la descendance du peintre jusqu’en 1935 avant de passer dans la collection Séré de Rivières, portent toutes la signature de Rodin en incise. Il était connu pour offrir à ses amis et soutiens de tels présents. Aux coulures nettes et saillantes et aux traces de couteaux, on peut reconnaître les marques du procédé de moulage, et celles du démoulage. Rodin avait fréquemment recours aux techniques de duplication, cette façon de copier des éléments de terre cuite modelés par lui, faisant partie intégrante de sa façon de travailler, à part égale avec l’assemblage. On trouve dans son œuvre des centaines de mains et son musée en comporte bien davantage si l’on compte les fragments d’antiques qu’il collectionnait. Formé à l’École impériale spéciale de dessin et de mathématiques, dite « Petite École », le sculpteur étudie le corps humain par morceaux et par la copie d’antiques souvent lacunaires, et donne bientôt autant de valeur à la partie qu’au tout. Il considère même le fragment d’une manière très moderne, non plus comme un reste accidentel mais comme un acte délibéré. Il réalise des parties isolément et se constitue ainsi un répertoire de formes. Sous l’appellation d’abbatis, il modèle en terre bras, têtes, jambes, mains et pieds de toutes dimensions qu’il fait ensuite tirer en plâtre. Ce processus, qui permet le réemploi et une plus grande rapidité dans l’exécution, offre également à Rodin une grande liberté dans l’assemblage. Ainsi, dans L’Adieu, réalisé vers 1893-1895, il « colle » une sculpture comme la Main droite féminine, similaire à celle présente dans cette vente, à la tête d’une autre comme Camille Claudel aux cheveux courts.
Précision chirurgicale
Rodin accorde une grande attention aux extrémités, et en particulier aux mains. Il déclare à son ami Armand Dayot : « J’ai dû beaucoup travailler pour atteindre à ce maximum de vérité d’expression dans le modelé de la main. L’étude de la main humaine est pleine de difficultés. Aujourd’hui j’y trouve un sujet des plus familiers et je m’y complais sans effort. » Elle devient même de plus en plus autonome dans son œuvre, jusqu’à devenir, au tournant de 1900, une véritable obsession. Comme le note le chirurgien de la main Raoul Tubiana dans un article consacré à l’artiste dans Journal of Hand Therapy (1992), les mains de Rodin reflètent une observation minutieuse qui confine à l’étude de cas. En regardant de plus près notre Main droite féminine, doigts semi-repliés, annulaire levé, ou encore notre très expressionniste Main droite, majeur levé et poignet cassé, inédite, on peut mettre au jour une vraie combinatoire. Dans le premier cas, huit autres plâtres sont répertoriés au musée Rodin dont trois sont dénués de pouce, moulés à part. Dans le second, elle se rapproche de la Grande main gauche dite main de pianiste (plâtre, Paris, musée Rodin, inv. S.03186) ou encore de la Main gauche (terre cuite, Paris, musée Rodin, inv. S.01355) ; ce système d’inversion entre gauche et droite peut ainsi être interprété comme une réflexion sur la notion de reproduction et le geste créateur même. Associée à Dieu, ou à l’idée de sacré au travers de l’assemblage La Cathédrale, la main est pour Rodin une entité à part, qui n’a pas besoin d’attribut pour être expressive et témoigner d’une vitalité, ce qu’ont bien compris ses contemporains. Gustave Kahn note d’ailleurs en 1900 dans la revue symboliste La Plume, en regard des photos d’Eugène Druet, que Rodin est le sculpteur des mains, avec toutes leurs ambiguïtés, leur douceur et leur fureur. La partie incarne le tout. Si « la main révèle l’homme », comme le suggère l’ouvrage d’Hélène Marraud sur ce travail spécifique de Rodin, elle révèle surtout le sculpteur. Rilke, dans le texte qu’il lui consacre, ne manque pas de le souligner : « L’artiste est celui à qui il revient, à partir de nombreuses choses, d’en faire une seule et, à partir de la moindre partie d’une seule chose, de faire un monde. Il y a dans l’œuvre de Rodin des mains, de petites mains autonomes qui, sans faire partie d’aucun corps, sont vivantes. »
Vendredi 29 novembre, Toulouse. Marc Labarbe OVV. Cabinet Lacroix-Jeannest.